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Site littéraire

Un drame

Monsieur Sébastien

" J'ai lu bien des choses et peu de choses me sont arrivées." Jorge Luis Borges 

Mardi 26 octobre 2021

 

  Ce n’est vraiment pas un match comme les autres. Pensez ! La finale de la Coupe d’Europe des clubs de football. Le match est retransmis à la télévision et, même s’il n’est pas un expert du ballon rond, monsieur Sébastien pense que c’est un évènement auquel il faut s’intéresser. D’autant qu’il est présenté par les médias sportifs comme le match du siècle entre deux prestigieuses équipes : Le Real de Madrid et le Bayern de Munich.

  Dès le coup d’envoi, Sébastien a reconnu le flamboyant numéro 10 Matzenco (origine Brésil), la star du club madrilène avec son bras droit tatoué d’une guirlande de têtes de morts. Comme à l’habitude, le joueur est affublé de son catogan frisoté qui lui donne cet air prométhéen qu’affectionnent ses supporters, un spectacle à lui tout seul avec son maillot blanc Fly EMIRATES. Il pousse le ballon, avec des feintes d’équilibriste : à chacune d’entre elles, il émet un halètement, presque un cri.
  Face à lui, chargé de l’arrêter, se présente le numéro 3 Stornablenka (origine Ukraine). Arrière du Bayern de Munich, c’est un vieux défenseur court sur pattes, prêt à affronter Zenco le Grand, comme l’ont baptisé les médias sportifs. Stornablenka (surnommé Storny) a, quant à lui, les jambes couvertes de tattoos de papillons.
  Zenco peine à dribbler Storny. Il a fini la nuit au Teatro Kapital, la boite la plus sulfureuse de Madrid et là, en finale de la coupe d’Europe, il le paye cash.

  Monsieur Sébastien n’arrive pas à imaginer ce que peuvent être les sensations des joueurs de football. Il les observe avec une attention soutenue et a l’impression d’avoir à faire à des machines : des machines bien huilées, programmées sur la base des jeux vidéo avec toutefois de concrètes jambes musclées (et même surmusclées par les médicaments s’il y a besoin), parce qu’il faut courir après le vrai ballon.

  Renseigné par Internet, il s’est rendu compte que le cerveau d’un joueur de football se résumait à une simple affaire d’ajustement des deux hippocampes qui jouent un rôle fondamental dans la mémoire et la navigation spatiale des mammifères. Au lieu d’assimiler à l’école l’arithmétique de base et la langue de leur pays, les joueurs de football enregistrent plus simplement une pelouse verte d’environ 100 mètres de longueur, bordée de lignes de touche frontière et une surface de réparation avec son glorieux point de pénalty, au bout de laquelle il y a ce que l’on appelle La cage (lieu stimulant où le ballon doit nécessairement pénétrer). Monsieur Sébastien se demande (il est bien conscient de sa hardiesse en osant prendre quelque raccourcis) si la finition cognitive du joueur ne s’achèverait pas par l’enregistrement neurologique des gestes automatisés des jambes, bras et coups de têtes à exécuter sur la pelouse d’un stade.

  Mais la « machine Zenco » est bel et bien enrayée. Il est à bout de souffle le garçon face à ce renard de Storny.  Dans les tribunes les supporters commencent à s’échauffer : « Tue-le l’avorton ! Qu’est-ce que t’attend fainéant ! »
  « Tu veux qu’on aille te montrer », aboie un groupe d’afficionados qui a récupéré avec bonheur des packs de bière.
  Zenco, humilié de s’être fait une fois de plus barrer le chemin du but, roule à terre. Se tient allongé sur la pelouse, replié en position de fœtus, les bras autour du ventre, hurlant de douleur pour attirer l’attention de l’arbitre qui l’ignore.

  « Comment ça va ton match Basty ? », demande madame Sébastien, en train de leur mignoter à la cuisine des filets de limande.
  Suit un silence perplexe. Non, rien ne vibre. Sébastien s’attendait à voir les exploits de ce Zenco dont tout le monde parle, or il assiste à la prestation d’un joueur intoxiqué par son passage en boite de nuit et, n’ayant pas envie d’être imprégné d’ondes toxiques, il éteint la télévision.