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Le grenadier-voltigeur

Monsieur Sébastien

" J'ai lu bien des choses et peu de choses me sont arrivées." Jorge Luis Borges 

Lundi 8 mars 2021

  Monsieur Sébastien vient d’acheter sur Amazon un sécateur à crémaillère, un outil redoutable avec lequel il peut couper (c’est écrit sur la notice)  des branches jusqu’à 25 mm d’épaisseur. Ce qu’il projette d’accomplir est de l’ordre d’un Croisé sur la piste de Jérusalem, sous couvert de sa Voix intérieure qui lui entonne : « Tu dois réaliser Ce travail Sébastien » ; et il enfile une combinaison de forestier afin d’entreprendre le débroussaillage d’une parcelle de fougères, en bordure du lac de la Courance (juste après l’aire de pique-nique), se disant à part lui, cela fera davantage d’espace pour les plaisanciers l’été prochain.
  Jamais il n’aurait pensé ressentir au fond de lui-même, l’encouragement de ce pygmalion invisible qui le cautionne pour son dessein mûrement réfléchi.
  Clic ! Clac ! Le cliquetis mécanique des lames lui fait battre le cœur d’enthousiasme. Faut-il que je l’affute ?  Avec précaution, il effleure les lames de son pouce, non, ça va, il est aiguisé d’usine, c’est un vrai rasoir.

  Mais le choix d’un sécateur est loin d’être innocent. Simplement, avec cet outil, Sébastien sait qu’il y a peu de chances qu’on le remarque, ou à peine, alors que s’il avait acheté sur Amazon une cisaille à haies ou un coupe-branches, il aurait attiré l’attention du premier promeneur venu qui, les yeux brillant de curiosité, n’aurait pas manqué de l’apostropher : « Il fait quoi le Guignol ? Ce n’est pas son métier ? Alors qu’est-ce qu’il se croit ? Elles ne lui appartiennent pas les fougères ! »
  Il aurait été, peut-être-peut-être, dans l’obligation de se justifier, car Sébastien, comme toute créature de l’espèce humaine, vit dans une société où il faut être en mesure de fournir des preuves au sujet de son emploi du temps, même si l’on est promu intérieurement par un cheminement de l’ordre du sacré.

  Pas si facile que çà de débroussailler un lot de fougères. Accroupi, Sébastien a très vite mal aux genoux. Le soleil l’éblouit avec les lames du sécateur qui réfléchissent la lumière. C’est inconfortable la position. Il se relève. Sautille un peu. Y retourne, les doigts en sang, c’est le frottement. « J’aurais dû prendre des gants », mais non, avec les gants, ça n’aurait pas été non plus, il ne sait pas se mentir.
  S’il s’arrête quelques minutes pour observer la disposition des broussailles, les pensées se mélangent à l’intérieur de sa tête, il ne les tient plus en place, et elles prennent un malin plaisir à jouer les excentriques. Lui remonte des abysses de sa mémoire ce jour où, trouffion (il faisait son service militaire en Allemagne), lors de manœuvres dans la Forêt noire, alors que ses camarades et lui-même étaient en embuscade dans les buissons, l’adjudant avait fait appel à un volontaire : « Nous allons dans les minutes qui suivent, attaquer pour de faux de faux-ennemis, mais avant cela, j’ai besoin d’un grenadier-voltigeur pour partir en reconnaissance et vérifier si la voie est libre ».
  Pourquoi monsieur Sébastien, la mitraillette en bandoulière avait-il fièrement levé le doigt, il ne s’en souvient plus, mais ce dont il se souvient  ce sont les paroles de l’adjudant à la figure couperosée (qui avait tué, en opportunité de vraie guerre, de vrais ennemis) : « De la graine de héros celui-là ! »

  Sébastien fatigue. En une heure, il n’a débroussaillé qu’un petit mètre carré et il ne sait pas comment évacuer son tas de fougères. Il lui faudrait une brouette, mais il n’est pas question d’en acheter une sur Amazon. Distrait, il ne songe plus à l’agrandissement de l’aire de pique-nique, même s’il a encore en mémoire les paroles encourageantes de l’adjudant. Une étrange mélancolie l’enveloppe et il finit par s’endormir le sécateur à la main.
  Un petit attroupement s’est formé autour de lui : des promeneurs à bâton de skis nordiques, des joggeurs, des messieurs-dames à chienchien et ce vététiste qui a arrêté son vélo au ras de sa tête et l’invective à petits coups de klaxon.