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L’Art de la rue

Monsieur Sébastien

" J'ai lu bien des choses et peu de choses me sont arrivées." Jorge Luis Borges 

Mardi 22 décembre 2020

   

   Sur le mur de la digue, en bordure du lac de la Courance, un tagueur, en T-shirt footballeur numéro 10 où l’on peut lire Jean-Luc for ever, achève une arabesque jaune, qu’il finalise à petits coups de bombe aérosol. Le mur grisâtre, champignonné par le temps, est comme repeint à neuf, avec une composition surprenante de volutes et de spirales, se croisant, se décroisant, entremêlée de lettres distordues, tout à fait étonnantes.
  C’est vraiment extraordinaire, pense monsieur Sébastien en s’approchant, à la façon d’un enfant éberlué par un tour de magie. Toujours hésitant à aborder ses contemporains  et à les observer de près, il a le sentiment que, grâce à ces exercices minutieux du regard qu’il réalise à la maison devant son miroir, les conditions d’approche de son frère humain s’améliorent au fil des jours. Il se sent moins nerveux, quand il entraperçoit son prochain seul ou noyé dans la foule. Son côté myope-introverti se domestique, voire se dissipe (en fin de compte, le travail sur le regard finit par payer) et ce frère, copie conforme de lui-même, si énigmatique en apparence, finit par l’intéresser et, curiosité oblige (qu’il se découvre), le pousse à envisager une parole banale, vis-à-vis de ce tagueur inconnu.

  « Bonjour ! Il fait beau aujourd’hui. »

  Efficace (il en est content), ce petit bonjour enjoué, décoché l’air de rien, souple et amical, qui suffit à amorcer le déclic d’une conversation, même si, à y regarder de plus près, ce mur tagué de la digue par cette horreur picturale l’agace profondément.

  Jean-Luc secouant sa bombe aérosol se retourne.

  - C’est quoi ?, demande Sébastien légèrement à vif.
  - 
Ah, c’est vous ?
  - 
Comment ça ?
  - C’est vous le promeneur qui avait parlé à Yves, hier après-midi ?
  - 
Yves ?  
  - Oui, c’est mon oncle, il débroussaille le bord du lac, pour qu’il soit moins dangereux, moi je peins les environs.

  Sébastien va pour rétorquer un : « On ne vous a pas demandé de consteller le mur de la digue de graffiti ! », mais ses paroles, Ouf !, à la sortie de sa bouche se muent en un:

  - Ça représente quoi ?

  - L’Art de la rue !

  Sébastien, un tantinet hypocrite.

  - C’est courageux de votre part !

  - J’embellis ! Je recherche la beauté dans le paysage. Je ne suis jamais sûr de gagner, mais là le bois de Maurepas m’inspire, je lui fais un clin d’œil, je fais un clin d’œil aux pins, aux hêtres, à tous les arbres et toutes les fleurs, aux cygnes posés là-bas sur l’eau, en bout du lac, je communie avec la nature.

  On dirait un grand adolescent attardé Jean-Luc, avec son jean couvert de tâches, maillot de footeux et sneakers aux pieds ; il n’a pas d’âge.

  - Vous vous demandez peut-être, si je suis un peintre hostile au monde dans lequel il vit, un genre de rebelle pictural … Eh bien, figurez-vous que je suis ingénieur informatique chez Google ! Et comme actuellement je suis en télé travail, je m’évade et tague les murs en bordure du périphérique parisien ou les façades des immeubles abandonnés, tout ce qui est répugnant au regard. J’aurais aimé être impressionniste, un genre de Manet, si vous voyez ce que je veux dire, émettre l’âme des couleurs du monde par la création artistique, si les mots que j’emploie ne vous dérangent pas.

  Jean-Luc est à touche-touche avec monsieur Sébastien, qui, craintif, fait un pas en arrière.

  - J’ai terminé de peindre et gagné ma journée, confie Jean-Luc.

  En même temps, il fait un signe de la main à son oncle, qui au loin débroussaille les bords du lac avec son sécateur.