Samedi 11 décembre 2021
La rue des Plantes, après celle d’Alésia, s’élargit et prend l’allure d’une artère banlieusarde : immeubles à loyers modérés, hôtel Ibis, maison de retraite et le petit bar PMU où les gens du quartier viennent puiser leur dose d’illusions.
Nous nous installions souvent – t’en souviens-tu ? – au comptoir de ce bar, un comptoir à la surface ornée de carreaux de faïence en mosaïque de couleur qui lui donnaient l’aspect d’un buffet oriental. Le PMU a subi depuis plusieurs réaménagements, mais personne n’a songé ni osé remplacer voire modifier son comptoir, classé sans doute au patrimoine culturel du 14e arrondissement.
Dans cette partie de la rue des Plantes, on croise également, avant d’atteindre la tranchée verte et les rails désaffectés de la petite ceinture, les grilles de la maternité de Notre-Dame-de-Bon-Secours qui se charge de renouveler la population de l’arrondissement ou plutôt du Petit-Montrouge et de Plaisance.
L’origine du nom de la rue des Plantes est tout bonnement due à sa situation champêtre lors de son percement en 1867. Il est plus aisé de débaptiser une rue qui porte un nom commun, ou celui d’une ville ou d’un métier, que d’ôter l’honneur à un homme politique, des lettres ou des sciences, d’avoir son patronyme inscrit en blanc sur les plaques bleues d’une voie parisienne. Ainsi la rue de Vanves est devenue la rue Raymond-Losserand sans vexer aucun héritier, ni voir se retourner dans sa tombe aucune notable personnalité.
La rue des Plantes n’a jamais, semble-t-il, été touchée par les velléités posthumes d’une célébrité ou d’une victime de guerre, d’accaparer sa voie pour y afficher son nom, comme ce fut le cas pour la proche avenue de Chatillon que l’on octroya à Jean Moulin avant de le dépêcher au Panthéon (« Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège ! »). Un tel héros de la Résistance méritait au moins une avenue parisienne, autrement notre rue des Plantes où il vécut au numéro 26, aurait couru le risque de changer de nom pour porter le sien.
Encadrée de héros de la Résistance, Losserand et Moulin, la rue des Plantes garde bien ses racines intactes depuis sa première dénomination. Elle trace une frontière symbolique entre les quartiers de Plaisance et du Petit-Montrouge, offrant à chacun d’eux, comme une main tendue, un trottoir.
Mais voilà… au cours d’une recherche sans aucun lien avec la rue des Plantes, je trouvai dans les colonnes d’un Paris-soir de 1928, un entrefilet annonçant sous le titre ″Nouvelles rues de Paris″, la proche exécution d’un arrêté préfectoral en date du 11 décembre 1928 qui attribuait à la rue des Plantes le nom d’Emile-Debraux, mort pratiquement un siècle plus tôt. L’entrefilet se terminait par ces mots : « Les nouvelles plaques indicatrices seront posées prochainement. »
J’ai l’habitude de me fier au Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet. Eh bien, à la page consacrée à la rue des Plantes, ne figure aucune allusion à notre chansonnier Paul Emile Debraux né en Lorraine en 1796 et venu conquérir Paris avant d’y mourir (jeune) rue des Lombards, le 12 février 1831. A noter qu’une de ses chansons, écrite en 1819, est à l’origine du personnage de Fanfan la Tulipe. Cela n’avait pourtant pas suffi à sa soif de notoriété, il lui fallait une rue. Et pourquoi pas celle des Plantes dans ce tranquille arrondissement de l’Observatoire ?
Ce baptême visiblement avorta. La rue des Plantes est champêtre et le restera. Ni les héros de la Résistance, ni les chansonniers scandaleusement oubliés ne sont parvenus à lui arracher son nom de baptême.
Pourtant il y a des témoins gênants qui prouvent le contraire : le 18 mai 1937, boulevard Brune, Mme Septier et sa belle-fille furent grièvement blessées par un camionneur ayant perdu le contrôle de son véhicule. Sur le procès-verbal, le domicile des dames Septier est indiqué au 41 de l’énigmatique rue Emile-Debraux. Cinq ans plus tôt, dans la matinée du 23 septembre 1932 le commissaire intérimaire du quartier de Plaisance, Monsieur Ceccaldi, recevait un coup de téléphone anonyme le prévenant que dans la nuit des coups de revolver avaient été entendus rue Emile-Debraux et qu’un blessé avait été mystérieusement emporté par une auto-ambulance. Grâce à l’enquête rondement menée par l’inspecteur Berthomet, on put découvrir le mystérieux blessé dans une clinique de la rue d’Alésia. Il s’agissait d’un certain Aldo Carigara, peintre en bâtiment de trente ans et demeurant lui également dans cette fameuse rue Emile-Debraux au numéro 26 où ce drame de l’alcoolisme et de la jalousie avait eu lieu. Aldo avait menacé d’un revolver sa maitresse, Juliette Fournier 26 ans, qui parvint à retourner l’arme contre l’homme.
Les Septier, Aldo Carigara et Juliette Fournier ne sont pas les seules personnes ayant défrayé la chronique qui demeuraient dans cette hypothétique rue : en 1931 le jeune Louis Appruzeffe, 14 ans, fuguait du 30 rue Emile-Debraux sur un coup de tête pour fuir les coups administrés par son père, Nicolas Appruzeffe. On trouve aussi une certaine Georgette Messager, 26 ans, sans profession et privée de son époux mobilisé ; elle fut interpellée le 21 septembre 1939 dans le train de Caen, sans billet ni argent. Elle espérait trouver du travail dans la cité normande et récupérer ses trois petits mis en pension. Pour cette infraction à la police des Chemins de fer et pour vagabondage, elle sera condamnée à un mois de prison avec sursis. La vagabonde, l’époux mobilisé et leur trois petits, vivaient, lorsqu’ils étaient réunis à Paris, au 22 de la rue Emile-Debraux.
Pour une rue dont je ne trouvais la trace ni dans le Dictionnaire historique des rues de Paris, ni sur le site de la Mairie de Paris, je dénichais tout de même dans la presse de l’époque un certain nombre d’individus qui la peuplaient.
Tout cela n’était pas clair. Jacques Hillairet ne pouvait avoir commis un tel oubli dans l’historique de la rue des Plantes.
Je me décidai à visiter le service du cadastre et de l’urbanisme de la Mairie du 14e. J’empruntais volontairement, pour m’y rendre, la rue des Plantes en observant bien autour de moi pour voir s’il subsistait la moindre trace d’Emile – le « Béranger de la canaille » comme on le surnommait de son vivant. Rien.
Après avoir écouté ma requête, l’homme de l’administration s’est éclipsé pour revenir en m’annonçant que la rue Emile-Debraux avait bien existé, mais qu’elle avait été supprimée pendant la guerre en 1942. Supprimée et non débaptisée, avait-il insisté. Elle n’avait existé qu’entre 1928 et 1942 et n’avait donc que 14 ans lors de sa disparition, l’âge de son fugueur de 1931, le petit Louis Appruzeffe. A présent elle était certainement écrasée par un immeuble de l’autre côté des boulevards des Maréchaux, car c’est bien dans ces lieux de l’ancienne zone de Malakoff annexée à Paris qu’elle se situait et non entre le boulevard Brune et l’avenue du Maine.
L’explication se trouvait dans l’arrêté préfectoral du 11 décembre 1928 publié dans le Bulletin municipal et officiel du dimanche 16 décembre 1928, dont l’urbaniste eut la gentillesse, pour calmer mon trouble, de me remettre une copie.
Le document de la Préfecture de la Seine, après avoir rappelé les décrets du 13 avril 1925 dans lesquels été mentionnée l’annexion à Paris des territoires zoniers de Boulogne-sur-Seine, d’Issy-les-Moulineaux, de Malakoff, Montrouge et Gentilly, considérait que les voies privées de la rue et de la villa des Plantes annexées au 14e arrondissement, ne pouvaient porter les mêmes dénominations que la rue et la villa des Plantes existantes déjà dans l’arrondissement. Cette double dénomination provoquait une certaine confusion dans les services publics et les esprits de ses riverains, confusion dont j’étais moi-même, près d’un siècle plus tard, une des victimes collatérales.
Déshérité de sa rue après cette période de quatorze ans, Emile Debraux n’eut plus jamais l’occasion d’honorer de son nom aucune voie parisienne et il pourrait s’écrier une nouvelle fois :
J’éprouve, amis, pourriez-vous bien le croire
Du temps jaloux l’inexorable loi ;
Il m’a déjà retiré la mémoire,
Et le passé m’échappe malgré moi.[i]
[i] Mes vieux souvenirs de Paul Emile Debraux, in Chansons nouvelles, 1829