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Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal

Lundi 5 octobre 2020

Square Gaston-Baty

Assis sur un banc, square Gaston-Baty, je lisais. Devant moi, la statue de Soutine représenté en clochard aux habits informes par le sculpteur Arbit Blatas. L’homme qui s’était assis à mes côtés regardait mon livre comme une friandise qu’il ne pouvait s’offrir. Je pressentais l’importun qui tenterait d’engager la conversation. Pour le décourager, je ne lui octroyai que quelques mots, mon regard revenant aussitôt à ma lecture. Au bout d’un moment, loin d’être rebuté par la parcimonie de notre échange, il désigna mon livre et s’engagea – comme je le craignais – dans un long monologue : « Je ne lis plus depuis plusieurs mois… Et savez-vous pourquoi ? Je ne le peux plus, non pas à cause d’une vue trop faible, mais pour des raisons bien plus obscures… J’étais assis, un jour comme vous l’êtes actuellement, plongé dans ma lecture. Je venais de parcourir deux ou trois pages de l’ouvrage que j’avais emporté, lorsque j’eus l’impression de lire le fil de mes pensées égaré dans la trame du roman. Non pas que mon attention se soit éloignée de l’intrigue de l’ouvrage mais littéralement, si je puis dire. Mes pensées étaient reproduites en caractères d’imprimerie sur les pages. Je m’arrêtai, amusé et troublé. Pour vérifier cette déviation, je repris la lecture à l’endroit où je l’avais commencée en m’efforçant d’être, cette fois-ci, très attentif à la prose de l’auteur, lorsqu’à nouveau les mots que je lisais n’étaient autres que ceux que je pensais à l’instant. J’avais beau fixer la suite de caractères reproduits, elle déroulait ma propre pensée comme si l’auteur traduisait tout bonnement ce que son lecteur cogitait. Une troisième tentative fut tout aussi désespérante. Ma lecture tout d’abord suivait le cours du roman, j’en comprenais le sens, pour soudain se détourner et accaparer ma pensée. Ma pensée de l’instant puisque les trois tentatives divergeaient les unes des autres dans leur fond et suivaient ma pensée à des moments différents. Je fermai mon livre en imputant ce trouble à mon manque de sommeil, à une légère fatigue. En revenant chez moi, je passai devant la devanture d’une librairie. Cette vue m’angoissa comme si les ouvrages qu’elle contenait n’étaient que la reproduction de ma pensée à des instants divers et variés… Je vois bien que vous vous demandez à quelle sorte d’aliéné vous avez affaire… ne vous disculpez pas, votre réaction est tout à fait justifiée. J’hésitai un instant avant de pénétrer dans la librairie et de traverser, dans un premier temps, sans en saisir aucun, les tables recouvertes des nouveautés du moment. Enfin, je choisis un ouvrage dont le sujet m’était totalement étranger, l’ouvris au hasard et commençai à lire un paragraphe. Il me parut clair et bien éloigné de mes pensées. Soulagé, je pris la peine de le relire pour m’assurer que mon malaise – s’agissait-il d’un malaise ? – de tout à l’heure s’était dissipé. Le paragraphe garda la gravité du discours de son auteur. Avec un soupir de soulagement, je me risquai à lire le paragraphe suivant, qui aussitôt pris la tangente et calligraphia mot pour mot, syllabe pour syllabe, le murmure de mon monologue intérieur. Les mains tremblantes je refermai le livre et le posai sur sa pile. En levant les yeux je contemplai tous ces livres à ma portée que je ne pouvais parcourir sans y retrouver les affres de mon esprit. Pourquoi mes réflexions s’inscrivaient-elles clairement dans des ouvrages dont je n’étais nullement l’auteur ? De quel dérangement mental étais-je atteint ? Je revins chez moi à grands pas en secouant la tête comme si je pouvais en replacer les neurones dans un ordre naturel. Le soir en me couchant, je cédai à mon habitude de lire quelques pages avant de m’endormir, je pris mon livre de chevet qui après quelques lignes décrivant le paysage breton, décor romanesque de la fiction, se transforma en une nouvelle rédaction de mon mental bousculé par les événements. Je ne vous détaille pas l’enfer que je vécus, la semaine suivante… et celles qui suivirent. Chaque tentative de pénétrer le monde imaginaire de tel ou tel auteur, me ramenait aux pensées de ma petite personne, c’était décevant. Adieu les intrigues policières, adieu les pêches à la baleine, les attaques de moulins à vent, les traversées d’univers lointains et étrangers, adieu même les autofictions de nos si nombreux écrivains contemporains. Je ne tournais plus qu’autour d’un seul monde, d’un seul nombril, le mien. Et cela dure… dure… Alors de vous voir ainsi plongé dans la lecture réjouissante d’un roman, je suis pris d’une rage irrationnelle. Dès que je rencontre une personne assise, un livre ouvert entre les mains, je m’approche pour respirer le plaisir de lecture qui émane d’elle et que je ne pourrai, sans doute, plus avoir. Que faire pour me débarrasser de ce moi qui s’introduit dans chacune de mes lectures ? Un moi décevant, je vous l’ai dit. Que faire ? ... » Je l’observai pour déceler dans son comportement physique quelque chose qui dévoilerait d’autres signes de dérangement mental, mais mis à part son propos, il restait digne et sans émotion débordante. Pour répondre à sa question, sans vraiment y avoir réfléchi et sous forme de boutade, je lui suggérai la visite d’un exorciste. Jamais je n’avais vu autant de clarté illuminer un regard. Il se leva, resta un instant immobile et se précipita vers la sortie du square, pour courir à la recherche, je le supposai, d’un prêtre exorciseur. Je repris ma lecture en prenant la précaution de ne pas être perturbé par mes rêveries ou mon monologue intérieur. Mais le plaisir de lecture est délicat, il se chiffonne au moindre dérangement. Je fermai mon livre et m’attardai sur la silhouette gibbeuse de Soutine avant de quitter le square.