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Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal.

Lundi 12 avril 2021

 

La cérémonie

De ma fenêtre, je surplombe le cimetière de Montrouge. Je pourrais avec une patience infinie compter les tombes sans en manquer une. C’est un cimetière calme avec peu de sépultures de célébrités. Chaque matin, j’ouvre ma fenêtre et jette un coup d’œil sur l’espace de cette nécropole. Parfois je découvre une tombe exagérément fleurie, preuve d’une récente inhumation, ou j'aperçois de rares visiteurs venus se recueillir. Mais, le plus souvent, je vois les employés communaux pour le ramassage des feuilles mortes avec leur bruyante souffleuse, ou lorsqu'ils creusent une tombe, balayent les allées, déplacent les poubelles, etc.

Ce matin, en ouvrant ma fenêtre, je remarquai un homme devant une tombe proche du mur d’enceinte. Il avait posé un étroit tapis sur la dalle. Je m’accoudai, intrigué. L’homme s’agenouilla. Je pensai immédiatement à un musulman s’apprêtant à entamer une prière, même si, curieusement, la pierre tombale était marquée par une croix en marbre noir. Je m’attendais à ce qu’il plaque ses mains et pose son front sur la dalle pour commencer une prière adressée à un membre musulman de sa famille accueilli parmi d’autres chrétiens. Une pièce rapportée en quelque sorte. Il se baissa effectivement – était-il tourné vers la Mecque ? – mais approcha non pas son front de la pierre, mais son oreille. Dans sa main droite – je ne l’avais pas remarqué –, il tenait un petit marteau avec lequel il se mit à tapoter tout en tendant l’oreille. Il tapota ainsi un bon moment, puis s’arrêta, le regard fixé sur la pierre et l’oreille tendue dans l’attente d’un signe. Je l’imaginai, en réponse à son message, entendre un bruissement d’osselet dont le sens ne lui échapperait pas. Puis il reprit son tapotement avec la même insistance et délicatesse, ne cherchant pas à assommer le trépassé de coups burinés. Il avait installé, en diagonale sur deux tombes, une boîte, sorte de tabernacle avec, je le supposais, en icône le visage du défunt ou tout simplement des bougies dont je ne pouvais voir les flammes trembler. Il s’arrêta à nouveau, essuya du plat de la main le marbre, et attendit un signe de l’au-delà. Un signe qu’évidemment je ne pouvais, de mon septième étage, entendre. De quelle religion provenait ce cérémonial ? Quelle divinité permet de communiquer ainsi avec nos morts? Il est courant lors des visites à nos anciens de leur parler sans attendre vraiment leurs réponses. Nous leur parlons de nos souffrances, des petits événements survenus dans notre entourage, comme si présents près de nous autour d’une tasse de thé nous leur donnions de nos nouvelles ; mais utiliser un tel moyen de communication, un morse d’outre-tombe, c’était la première fois que j’assistais à un tel dialogue. À la longue, je ressentis une certaine gêne. Même si je ne pouvais entendre ni comprendre le langage employé par les percussions sur le marbre, je me trouvai indiscret. L’homme agenouillé pouvait à tout moment lever la tête pour prendre Dieu à témoin, et découvrir ma diabolique face à peine éveillée. Il saisit un second marteau qu’il échangea avec le précédent et reprit ses appels. Je refermai discrètement ma fenêtre et me plongeai dans mon bol de café, l’esprit barbouillé par la pratique mémoriale de l’homme aux marteaux.

En début d’après-midi, je retournai à mon poste d’observation. L’homme avait disparu emportant tapis, marteaux et sa caisse à reliques. Il laissait dans cet espace déserté, mon interrogation suspendue aux fils de ma curiosité.

Sur Google, je tapai à tout hasard, les mots clefs : « cérémonie », « marteaux », « pierre tombale » ; mais aucune réponse concernant une cérémonie religieuse n’apparut, juste le compte rendu d’une vente aux enchères de sépultures arrivées en fin de concession et adjugées par un maitre priseur d'un coup de marteau sur les stèles en question.

J’avais repéré la tombe sur laquelle l’homme s’était agenouillé, et suivi des yeux le trajet que je devrais effectuer, depuis l’entrée du cimetière de Montrouge, pour l’atteindre. Oui, j’avais décidé de me rendre devant cette stèle dans l’espoir, certainement vain, de m’expliquer cette cérémonie.

En longeant le mur du cimetière, il se mit soudain à neiger. C’était prévu, je l’avais bien vu à la météo : « risque de neige en début d’après-midi », mais j’interprétai ces soudaines bourrasques de neige comme un message divin, enfin un message du Dieu de l’homme aux marteaux. « Ecarte-toi de cette sépulture ! » semblaient me dire les rafales qui fouettaient mon visage. À travers les tombes la neige devint plus dense et le froid plus rude. Je me repérai assez facilement pour atteindre mon but : une tombe contre le mur de l’enceinte. Je me trouvai à présent devant elle. C’était le lieu de repos de trois femmes. La photo de la plus vieille figurait en médaillon. Un visage que l’on n’espère pas être celui de notre belle-mère. Quel rituel réclamait ce trio de sorcières pour leur rendre grâce? Je regrettai de ne pas avoir emporté un marteau. J’aurais en novice tenté un message. La neige me fouettait toujours le visage et je me décidai à revenir sur mes pas, lorsqu’un détail attira mon attention : sous le nom de la troisième femme – nous l’appellerons Louise – ne figurait pas d’année de décès. L’or des lettres de son nom était bien plus lumineux, comme neuf. Et il manquait, après le tiret, l’année de fin de vie. J’éclatai soudain de rire et rougis de honte. Mon homme était tout bonnement un graveur de pierre qui n’avait pas achevé son travail. De ma hauteur, muni de ma mauvaise vue, j’avais mal interprété les gestes de son travail et le soin qu’il portait à graver, à petits coups de marteau, lettres et chiffres, les transfigurant dans l’univers d’une insolite cérémonie.

Je revins chez moi – adieu Louise ! La neige n’était plus un message divin, mais un simple phénomène météorologique passager.