LeLogo pour publications Trompettes Marines 
 
Site littéraire

Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal.

Jeudi 25 mars 2021

 

Hors champ 

 Sur la page Facebook de Patrice Delbourg, on découvre de courtes vidéos montrant la Seine et intitulées : « La Seine en embuscade… », « La Seine en pente douce… » ou « La Seine sur une turlutaine… », etc. Une sorte de journal intime de notre fleuve. Des notes prises le temps de son passage à Paris. Ces scénettes sans narration, avec parfois une péniche qui passe sous un pont, le dos d’un autobus qui roule sur un quai, ont la force du poème et on attend la première strophe comme si hors champ un lecteur cherchait ses mots.

 Ces bouts d’enregistrements évoquent aussitôt pour moi, des textes d’Apollinaire ou de Léon-Paul Fargue et j’ai voulu aller les écouter de plus près ; entendre la Seine les murmurer à mon oreille.

 Marcher le long des quais, c’est parcourir l’entresol de Paris, entre les caves du métropolitain et le plain-pied des boulevards. Nous sommes dans un tableau d’Albert Marquet, qui tous les matins, de la fenêtre d’une chambre louée, la peignait. Peut-être l’aurait-il simplement filmée avec son smartphone s’il en avait possédé un.

 À cause de ma vue ou de mon habitude à perdre le fil des choses, des conversations, je remarque rarement les détails. De mes promenades, je rapporte bien plus une ambiance, une atmosphère que des images précises. Ce matin-là, sur le quai opposé, les immeubles parisiens, de mon point de vue, ne montraient que leur front comme des visages qui n’osent pas se relever pour observer. La Seine frémissait et le courant formait par endroit des spirales.  Je marchais, les pensées noyées dans les gris mêlés de la Seine et du ciel.

 Des restaurants flottants, leur passerelle relevée, se succédaient. Ils étaient clos par décret comme tous les restaurants de France, écrins qui ne résonnent plus de leurs fêtes. Silencieux comme des boites à musique dont personne ne tourne plus la manivelle. Je m’assis sur le rebord du quai, près de l’un d’eux. Un couple s’était arrêté devant le ponton qui mène à l’entrée de l’établissement. Il restait là, enlacé ; la femme, le visage relevé vers son amant, attendait un baiser qu’elle recevait par moment comme la becquée. Devant cette façade de restaurant condamné, j’imaginais qu’après une promenade romantique le long de la Seine, il s’était arrêté là devant les portes closes d’un souvenir heureux.

 Un homme en long pardessus noir, les cheveux blancs débordant comme une barbe à papa entamée, marchait lentement, dépassé de tous côtés par des joggeurs, le front barré d’un bandeau de couleur vive. Il s’approchait parfois du bord et regardait la Seine, non pas comme pour préméditer sa chute mais avec cet air ennuyé qu’ont les vieux ; ou peut-être espérait-il comme moi entendre le poème qu’elle murmure ce jour-là, celui que Patrice Delbourg n’a pas enregistré. Les vieux ne cherchent pas leurs souvenirs au cours de leurs flâneries, ils tuent le temps et sans s’en rendre compte les piétinent comme de mauvaises herbes. J’hésitai à me relever, à laisser derrière moi le couple d’amoureux babiller leur présent, pour lui emboîter le pas. Mais, chacun à distance, la tête ouatée de rêves anciens, zigzaguant des bords du quai aux hauts parapets coiffés des boîtes des bouquinistes, nous ressemblerions trop à deux fantômes évadés de quelque confinement et étourdis d’air frais.

 Plus loin, la Seine s’ouvrait en deux comme une vague fracassée à la pointe du Vert-Galant. J’espérais toujours entendre les vers d’un poème ancien, en observant devant moi les gris changeant que Marquet – peut-être – touillait sur sa palette avant de les appliquer au décor.

 Sous les arches d’un pont, des tentes de camping, la fermeture-éclair tirée, montraient soigneusement rangés autour d’elles des ustensiles de cuisine, des chaises et des tables, un Campingaz. Sous une autre arche, se tenait un homme assis, un volume à la main. Il était entouré de plusieurs sacs débordant de livres et d’autres en piles à même le sol. Je ne remarquai aucun lieu d’habitation autour de lui, ni tente ni même un matelas, mais je ne l’imaginais pas remballer cette montagne d’ouvrages et d’objets tous les soirs avant de rentrer chez lui. Il était plongé dans sa lecture, mon passage ne lui provoqua aucune curiosité.

 Après mon immersion, je remontai les marches vers les quais où circulaient autobus et voitures, où des voix proches s’élevaient, se mêlaient. Il était là le poème, un peu braillard, de la ville ; la Seine ne fait que l’écouter sans répéter ses paroles.