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Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal

Jeudi 10 décembre 2020

 

202, boulevard Saint-Germain

  A l’origine l’autobus 63 circulait sur le boulevard Saint-Germain dans les deux sens. A l’aller direction La Muette et à son retour gare de Lyon. Dans les années 50, un décret municipal décidait, pour cette voie, un sens unique de la Chambre des députés au pont de Sully. Sur le trajet du boulevard, il croise cinq stations de métro dont celle de Solferino flanquée d’un square morne et étriqué comme un dimanche de chômeur ; une église : Saint-Germain-des-Prés où j’ai assisté (de l’extérieur) aux obsèques de Margueritte Duras ; plusieurs librairies, dont le Divan – la plus célèbre – dynamité par une enseigne de mode ; mais aussi des dizaines de bars, brasseries, restaurants, où de Huysmans à Sartre, on venait s’attabler, consommer, émettre des idées nouvelles, avant de lever le camp, puis de revenir s’attabler, consommer, etc. Je prends rarement l’autobus 63. Récemment je l’empruntai. Il se trouva bloqué devant le 202 du boulevard Saint-Germain, là où vécut Guillaume Apollinaire du 6 janvier 1913 au 9 novembre 1918 date à laquelle il mourut. Une plaque commémorative scellée sur la façade de l’immeuble nous l’apprend. Lorsque je suis à pied sur le boulevard je m’arrête devant cette plaque et j’imagine le front momifié du poète étoilé reposant sur son oreiller d’agonisant, puis pour toujours dans son cercueil au Père-Lachaise. Mais cette adresse m’évoque surtout une histoire personnelle – la vie n’est pas faite uniquement d’événements universels. J’invitai, à peine rencontrée, une jeune femme à la terrasse du Bizuth, café à l’angle de la rue Saint-Guillaume – rien de commun avec notre poète. Aujourd’hui, il se dénomme Le Boudoir, mais depuis l’époque d’Apollinaire où il portait le nom d’Au bon coin, il a souvent changé d’enseigne. A l’époque j’ignorais que le poète vécut dans cette maison. La plaque commémorative n’existait pas encore, ou mon regard trop souvent fixé sur les mollets des femmes et rarement levé sur les façades ne l’avait pas remarquée. A la terrasse du Bizuth, j’appris de la jeune femme sa récente installation à Paris. Elle était native de Morlaix et s’appelait Irène. Au cours de notre second café, elle m’apprit aussi avoir emménagé de manière provisoire dans un hôtel proche de la station Dupleix. Elle recherchait un emploi sérieux et un domicile fixe. Elle me séduisit par son côté fragile et ingénu, je buvais ses paroles, mordais ses lèvres par anticipation, laissais son regard me balayer comme le ciel noir d’une alerte aérienne. Nous nous éternisions devant nos tasses vides au point d’agacer le serveur « Autre chose, Monsieur-Dame ? » En nous séparant, elle me dit « Au revoir… Nous nous croiserons certainement un jour prochain. » Elle avait une idée de la ville de Paris semblable à celles de sa province où chacun se croise et se recroise dans un ballet quotidien. A cette époque, les moyens de communication avec le reste de l’humanité se limitaient à une adresse postale. Point de mobile, rarement de combiné de téléphone posé sur une commode de nos intérieurs. Internet était une nébuleuse qui flottait entre Mercure et Saturne. Je fis confiance à sa conception du destin. Les jours suivants, j’écumais le boulevard Saint-Germain, de Cluny au Palais Bourbon. Parfois, je le parcourais sur un siège d’un 63, le nez collé à la vitre dans l’espoir d’apercevoir Irène. S’il avait circulé encore dans les deux sens, j’aurais effectué d’interminables allers-retours entre le pont de Sully et l’Assemblée Nationale. J’aurais scruté, aux pieds de la statue de Danton, la multitude attendant l’heure de leurs retrouvailles, celle autour de l’église Saint-Germain, celle aux terrasses des Deux Magots, du Café de Flore, etc. Mon regard serait devenu bien plus vigilant en croisant l’ancienne demeure de Guillaume et le bistrot d’angle. Très souvent, je m’attablais au Bizuth devant un café ou lorsque je me trouvais démuni, je m’adossais au mur du 202 sous les fenêtres du mal-aimé et guettais le passage d’Irène. Pendant plus de cinq jours, je menai cette quête à tel point que je finis par cristalliser la jeune créature. Elle devint mon graal. L’être aimé et à jamais perdu. En dernier recours, je me souvins de l’hôtel proche de Dupleix où elle disait être descendue. Le métro sortit de terre à Sèvres-Babylone pour m’y mener, en suivant sous un ciel d’automne, Cambronne et La Motte-Picquet … Une matinée entière, je pénétrai dans les hôtels de la rue Dupleix, puis rues Humblot, Viala, Violet, où, malgré ma timidité ancestrale ou plutôt atavique, je questionnai d’un simple prénom « Irène » les réceptionnistes. Les hommes me répondaient avec un sourire entendu, les femmes en dessinant un arc soupçonneux au-dessus du regard, mais leur réponse était la même : aucun hôte de ce prénom dans leur établissement.

  Je revins m’asseoir au Bizuth, sous les fenêtres de Guillaume et regardai passer les 63 sans plus chercher derrière ses vitres un visage qui ressemblait à mon amour.