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Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal.

Lundi 7 juin 2021

 

Pigeon vole

 Donc pour parler d’elle… elle est d’un âge déjà avancé, toujours habillée de plusieurs couches de vêtements surmontées d’un châle et d’un bonnet de laine, elle se tient assise contre un platane proche du square Alban-Satragne. Elle transporte dans un caddy tout ce dont elle a besoin pour sa journée de quête. Elle marche en s’aidant d’une canne et débarque chaque matin, venant de la gare de l’Est où elle loge je ne sais où, pour trôner sur le boulevard de Magenta. Souvent des personnages équivoques s’approchent d’elle non pour glisser une pièce dans sa sébile, mais pour l’entretenir de je ne sais quel problème. Elle les écoute et leur répond de son trône affaissé au pied du platane. Je l’observe de mon balcon et assiste souvent à ces conciliabules. Je finis par imaginer qu’elle est peut-être une sommité d’une cour des miracles. On vient à elle pour un conseil ou recevoir un ordre et elle doit convoquer son monde par des circuits de communications parallèles. Elle connaît tout le monde dans le quartier et lorsque je passe près d’elle, je sais qu’elle a enregistré deux ou trois choses me concernant qu’elle tient classées dans sa mémoire au cas où. Elle a pour habitude de nourrir les pigeons qui s’agglutinent autour d’elle comme devant la mendiante sur les marches du palais dans Mary Poppins. Un agglomérat agité de mouvements d’ailes qui m’inspire, je vous l’avoue, un dégoût particulier. Mais la vieille sait qu’un certain public s’émeut de voir nourrir par compassion ces volatiles incomestibles et poisseux.

 Un jour où elle avait réuni autour d’elle la majeure partie des pigeons du square et de ses alentours, un homme s’approcha d’elle. Il portait en bandoulière une guitare dans une housse souple. Tout en avançant d’un pas décidé vers la vieille, il balançait de grands shoots vers les pigeons qui se trouvaient sur son passage. Ce geste effrayait évidemment les oiseaux mais, comme on le remarque souvent, après s’être échappés du geste agressif, ces obstinés reviennent sur les lieux comme si leur mémoire avait occulté le danger qu'ils avaient à l’instant évité. L'homme avec ses grandes jambes prenait son élan pour envoyer ses godillots dans le grouillement de plumes et de têtes surprises. À chaque fois les pigeons s’envolaient dans un nuage de poussière pour aussitôt revenir se poser à quelques pas du coup de pied. Arrivé devant la vieille, l’homme lui tint un discours qu’elle écouta avec une courtoisie exagérée, mais sans sembler chercher à le comprendre ni à s’y intéresser : « Il ne faut pas nourrir ces bestioles qui archi-chient sur nos monuments parisiens les plus beaux, etc. », elle lui répondit par un simple geste discret et poli qui indiquait une direction à prendre : celle de foutre le camp de son domaine. Visiblement l’homme à la guitare ne réalisait pas avoir affaire à la Reine mère vénérée et protégée d’un peuple de marginaux organisés. Comprenant l’obstination de la vieille à se soucier peu de son discours, il entreprit, avec toujours sa guitare en bandoulière, une chorégraphie pour chasser les pigeons rassemblés sur ce large périmètre de trottoir. Je pensais que sa lutte serait vaine, je connais l’esprit têtu de ces volatiles. Mais pendant de longues minutes, notre homme courut et shoota sur la marée grouillante, se pressant vers l’un d’eux, virevoltant pour sauter à pieds joints au beau milieu d’un amalgame picorant ; puis il se précipitait sur un fuyard et revenait vers la vieille pour lui crier une sentence, l’index levé. Il courut même jusqu’aux clôtures du square Alban-Satragne, pour sautiller vers les pigeons qui s’étaient perchés sur les grilles dans l’attente qu’il retrouve son sang-froid et leur laisse retrouver leur bienfaitrice. La vieille observait le spectacle de ce diablotin en furie avec le regard d’une sorcière qui n’oublie aucun outrage à sa personne. Je ne mens pas en disant que pendant ces longues minutes, l’homme à la guitare, tel une étoile d’opéra, virevolta, courut, sauta, leva haut les jambes, lança ses mains vers une envolée d’ailes pour saisir l’insaisissable, shoota d’un pied l’autre sur des trainards ; et contre toute attente – enfin surtout la mienne – il réussit l’exploit d’avoir déblayé le périmètre autour de la vieille du moindre petit moineau (je crois qu’il y en avait aussi). Il avait eu raison de cette masse stupide et obstinée, j’avais devant moi le plus grand torero de la pigeonnerie parisienne. Chapeau ! Il méritait un poste de vigile place Saint-Marc à Venise.
 
Le temps qu’il revienne pour un dernier serment adressé à la Reine mère, pas un pigeon, pas une aile, pas un bec n’était revenu s’aventurer sur ce bout de trottoir du boulevard de Magenta. Et j’ai bien cru que, telle une Mary Poppins vaincue, la vieille ne s’envole vers d’autres horizons.
 Quant à l’homme à la guitare, il s’éloigna enfin sans même se retourner, persuadé que la place resterait pour toujours derrière lui désertée du moindre volatile… C’est étonnant la faculté des hommes à conserver au-delà du raisonnable leurs illusions.