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Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal

Jeudi 19 novembre 2020

Clandestin

Il m’arrive d’acheter à des bouquinistes des livres pour leur titre ou le nom de leur auteur ; puis je les perds de vue ou plutôt ils s’effacent discrètement dans ma bibliothèque et attendent leur redécouverte. C’est le cas de Paris pendant la guerre de Pierre Audiat, que je retrouvais récemment. Par certains points, la description du Paris des premiers mois d’occupation ressemble à ce que nous vivons en cette période d’urgence sanitaire : couvre-feu, commerces et lieux de spectacle – et de culture – fermés, contrôles policiers fréquents. La Covid remplace l’occupant allemand. Les rues se désertent, et si l’on croise quelques individus masqués on prend soin de les tenir cordialement à distance, comme en 40, les hommes en vert de la Wehrmacht. Je notais, au cours de ma lecture, les similitudes avec notre récente existence de Parisiens menacés de contagion. Paris ne finit jamais dit-on, elle est pareille à un visage où les événements traversés par sa population passent sans bouleverser son aspect comme, après une grimace, les traits reprennent naturellement leur place. Je suis convaincu, notre urgence sanitaire passée, que des universitaires ou écrivains pondront des ouvrages sur le Paris pendant la Covid. Ces livres viendront grossir la mémoire de Paris et de ses habitants.

Ce matin, je décidai de traîner malgré les restrictions, le plus longtemps possible. J’avais pris l’avenue du Général Leclerc jusqu’à Denfert Rochereau. Devant la sortie du métro face à l’entrée déserte des Catacombes – là où un an plus tôt des touristes patientaient en formant une boucle autour du square de l’Abbé-Migne – des gendarmes, en nombre également, contrôlaient les ausweis des usagers du métropolitain qui émergeaient de la station. Je passai parmi eux sans être remarqué, transparent comme souvent je le suis. J’avais dépassé le kilomètre autorisé par ces temps d’urgence sanitaire, mais je décidai de poursuivre ma route jusqu’à Vavin. Je n’avais croisé jusque-là que boutiques fermées et restaurants clos derrière les vitrines desquels chaises et tables étaient entassées tels les squelettes des catacombes. De semblables visions étaient perceptibles aux premiers mois de l’occupation allemande de la capitale. Toutes ces boutiques attendaient à l’époque d’ouvrir après avoir accepté l’autorité de l’occupant, comme aujourd’hui ils ouvriront à nouveau quand le voudront les autorités sanitaires. En arrivant à Vavin je m’arrêtai un instant devant le Studio Raspail dont une affiche – triste fairepart – annonçait l’annulation de ses futures animations. Plus loin la façade de La Rotonde, amputée de sa terrasse, exhibait son emblématique auvent écarlate à une avenue du Montparnasse pratiquement privé de circulation. Je m’amusais à imaginer que d’un moment à l’autre, nous verrions apparaître, puis défiler les forces de l’occupation. Un restaurateur proposait la vente de café à emporter, je m’étais avisé de la présence d’un banc public sur lequel rien ne m’interdisait de consommer ma dose de caféine. La transaction s’effectua à travers une étroite lucarne où mon gobelet me fut passé et en retour mes deux euros – 2€ !... Un kiosque à journaux était ouvert. Ainsi je me retrouvai sur un banc comme un sans-abri pendant une halte dans son errance parisienne, le gobelet posé sur une traverse et mon journal ouvert au hasard sur une page. Au même titre que la plupart des commerces, les librairies étaient condamnées à garder portes closes. De ma place, j’apercevais la façade verte de Tschann et ses vitrines patchworkées de livres impossibles à acquérir. Je me souvins soudain d’un libraire de la rue Bréa. De caractère vindicatif, récalcitrant, il devait tout de même exercer son métier derrière sa porte close. La librairie se trouvait très proche et je me risquai à marcher dans sa direction. Les portes étaient effectivement closes et ses vitrines, stores baissés – chose exceptionnelle dans mon souvenir. J’aperçus tout de même un filet de lumière passer, avec la discrétion d’un insecte, à travers d’étroits intervalles. Je me hasardai à toquer à la porte. Un œil derrière un verre de lunettes, me jeta un regard furtif avant de se dérober et aussitôt un verrou tourna sur lui-même. On m’avait reconnu (client occasionnel) et je pus pénétrer dans l’antre baignée de pénombre. Je m’imaginais être dans les locaux d’un imprimeur clandestin où je venais récupérer – clandestin moi-même – ma liasse de tracts frappés à l’encre noire de la croix de Lorraine. Après m’être habitué à l’obscurité, je m’aperçus que d’autres clandestins rodaient parmi les rayons de la librairie. Chacun s’exprimait à voix basse, comme si nous craignions le passage dans la rue Bréa d’une patrouille de la polizei voire même de la gestapo. Je n’avais pas vu autant de livres avec la possibilité de les acquérir, depuis bien trois semaines. J’étais en 40 devant l’étal d’un charcutier déballant ses produits de marché noir. Le libraire s’approcha de moi et me glissa à l’oreille « Prends ce qui te tente… tu payeras plus tard… fais-toi plaisir. » Mon bonheur trouvé, il emballa mes ouvrages dans un sac Franprix bien voyant – il avait prévu un stock de ces sacs là –, et m’ouvrit la porte en m’invitant à sortir rapidement, après avoir vérifié à gauche, puis à droite si la voie était libre. Je marchai en direction du boulevard Raspail en me retournant plusieurs fois pour vérifier si j’étais suivi. 

Ma marchandise clandestine se balançait fièrement au bout de mon bras, dans un sac initialement prévu pour les denrées indispensables (sic)