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Quartier Libre

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal

Mardi 22 décembre 2020

 

La Fourrure

  Dans mon quartier, je la vois ou l’aperçois souvent. Elle est assez âgée sans que je puisse la ranger dans une tranche d’âge précise : septuagénaire… octogénaire… Je l’ignore.  Elle marche d’un pas vif et balance ses bras le long du corps au rythme de ses pas. Elle porte, l’hiver – un hiver qu’elle prolonge parfois jusqu’en juin – un manteau en fourrure. Une authentique fourrure, sans que je sache, ignorant le métier de pelletier, si elle provient de la loutre marine, du chinchilla, du castor ou du chat. Une fourrure authentique mais usée et d’une couleur fauve exagérée. Ce vêtement la caractérise, il lui est associé.  La tête légèrement enfoncée dans les épaules, elle marche avec une assurance et une énergie qui m’impressionnent vu l’âge que je lui suppose. Elle s’arrête rarement, mais lance des saluts vigoureux – des saluts de monarque –, le bras agité au-dessus de la tête, à des personnes de passage ou aux commerçants de sa connaissance. Sa fourrure lui tombe au-dessous des mollets et avec son trottinement vif lui donne l’aspect d’un animal pressé d’atteindre sa tanière. Son visage est maquillé comme ceux de gens de théâtre qui abusent des couleurs pour rendre bien visible le masque de leur rôle. Sur le haut de son crâne ses cheveux (roux) sont clairsemés et forme une vague calvitie. Elle est aussi effrayante que comique. Une sorte de fée clownesque mâtinée Folle de Chaillot.

  Je l’ai dit, je la croise souvent, dans ma rue, sur les trottoirs opposés, sur le boulevard, parfois un peu plus loin dans le quartier. Elle trotte et salue en passant des connaissances de son geste hardi. Rarement il lui arrive de s’arrêter pour discourir avec l’une d’elles, mais quand c’est le cas, le gestuel de son discours est autant animé et vif que ses saluts. Ces rares interlocuteurs doivent détenir des informations sur sa personne, son passé, le lieu où elle habite, etc. Pour ma part, elle reste une énigme que je tente de résoudre par des approximations fantasques. Je pourrais, il est vrai, camouflé en chasseur de fauves, la suivre pour au moins connaitre son lieu d’habitation. Il existe, près de chez moi, une plaque d’égout qui, une fois déplacée, mène aux galeries souterraines de Paris. J’ai déjà surpris des jeunes équipés de lampes et de toutes sortes de matériels, qui, l’un après l’autre, disparaissaient par ce gouffre après avoir replacé la plaque derrière eux. J’imaginais la vieille avec son aspect de rongeur, tard dans la soirée, disparaitre également dans ces sous-sols où elle vivait avec une portée de ces semblables. Je suis bien sévère envers cette dame, pour lui attribuer une existence de rat d’égouts. Dans ses interminables passages, elle ne porte ni cabas, ni sac-à-main. Pas de baguette de pain sous le bras. Jamais elle ne sort d’une bouche de métro, jamais elle ne s’y engouffre. Ses bras libres se balancent comme des arbres à cames qui la propulsent en avant pendant ses croisières solitaires.

  Un épisode curieux se produisit peu de temps après l’entrée de l’hiver : sur le boulevard, elle vint vers moi vêtue, non pas de sa fourrure mais d’une espèce de manteau sans forme, vieux et sale, de couleur gris vert. Avait-elle enfin abandonné sa peau – car c’était bien une peau, cette fourrure défraichie – ? L’avait-elle enfin léguée aux Petites Sœurs des pauvres ? Rien de cela, la dame réapparut le surlendemain, couverte de sa fourrure et retrouva son aspect coutumier de vieille aristocrate déchue. Cet intermède correspondait, on le devine, au dépôt de sa vieille peau dans une teinturerie le temps d’un nettoyage.

  Dans l’impossibilité de connaître son histoire, je l’imaginais, par exemple, s’être évadée du camp de Drancy, avant de se cloîtrer dans un appartement du XIVe, arrondissement qu’elle ne quittera plus à la Libération. Par opposition, je me la représentais en fille désinvolte, toujours pendant l’occupation, folâtrant avec les soldats allemands, de préférence des officiers, et dénonçant des trafiquants de marché noir parmi ses compatriotes et à l’occasion des juifs de son quartier. Tondue à la Libération, on la voyait dans certains films d’actualités. Je lui inventais aussi d’autres épisodes biographiques sortis d’une imagination, je l’avoue, convenue. Elle est mon personnage de roman.

  Puis, l’inconcevable : j’attendais l’ascenseur au bas de mon immeuble, lorsque les portes s’ouvrirent sur elle et sa fourrure ! Je n’ai pu retenir un geste de recul, les yeux écarquillés. Elle me sourit et gloussa de satisfaction en découvrant ma frayeur, puis glissa rapidement vers la porte en se retournant pour afficher une dernière fois sa visible ironie. Chez lequel de mes voisins s’était-elle rendue ? Cherchait-elle à en savoir plus sur moi, comme je tentais d’en savoir plus sur elle ? Ou pire, habitait-elle dans mon immeuble sans que jamais auparavant je ne la croise ? Ça me parut impossible, mais depuis ce jour j’attends avec un léger malaise que s’ouvrent les portes de l’ascenseur en espérant ne pas la revoir apparaitre. Mon personnage de roman frôlait de trop près la réalité de mon quotidien.