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Dimanche en manteau

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal.

Vendredi 26 octobre 2021

 

  C’était un dimanche. Je ne m’étale pas sur les sentiments que m’inspirent, comme à beaucoup, les dimanches… et puis pourquoi pas ! Il me faut comprendre pourquoi, où que je me trouve, l’aube du dimanche me rend pitoyable. Un regard à la fenêtre et qu’il fasse beau, gris, pluvieux ou qu’exceptionnellement il neige, je me sens l’esprit barbouillé comme si la semaine avait été un plat trop riche à avaler.  Ce n’est pas un temps d’arrêt mais un temps de trop. Un appendice à la semaine, mais un appendice qui ne s’enflamme jamais et qu’on ne mutile jamais en salle d’urgence.
  
Voilà.

  Ce dimanche-là, en plus de subir ce jour de la semaine, je me trouvais accablé par une préoccupation métaphysique envahissante. Je portais mon horrible manteau gris – lourd également –, et à mon cou une écharpe noire – elle avait aussi une face grise, mais, pour la distinguer, je l’avais tournée sur son côté noir. Enfin j’étais sinistre et l’expression de mon visage que je ne voyais pas devait ajouter une note fatale à mon aspect. Je marchais ainsi vers République lorsque, le temps d’un passage clouté, un homme ralentit un instant pour me lancer une phrase en arabe qui se terminait par Incha’Allah, seule expression que je compris car, malgré mon lieu de naissance, Alexandrie, et mon air sémite, je ne parle ni n’entends l’arabe. Plongé dans mes pensées, je marchais toujours vers la place de la République sans même lui accorder la moindre attention, et sans même me retourner. Quelques mètres plus loin une femme me fixa en fronçant les sourcils d’un air interrogateur ou désolé. Il était clair que j’inspirais de la compassion. La phrase mystérieuse de l’homme du passage clouté devait être un conseil ou un verset du Coran pour m’encourager dans ma marche dominicale. Incha’Allah !
  
J’avais l’aspect, en fait, de mon dimanche intérieur.
  
Je suis arrivé place de la République comme on arrive sur la grève d’un port, un port où les gens assis sur des bancs semblent attendre un bateau qui les emmènerait vers des terres meilleures, les leurs, mais pas forcément. Je n’avais aucun but, mais un sentiment d’angoisse me saisit à la pensée que j’aurais pu, sans y réfléchir, m’asseoir également sur un des bancs, affublé de mon manteau gris d’immigré perdu sur une terre hostile et attendre ainsi parmi d’autres que ce dimanche s’épuise ou s’étrangle d’ennui.
 
La mer, même si elle était bien entendu absente, je la pressentais. Une mer de port d’exil. Une mer qui ne vous appelle pas à voyager, à risquer l’aventure.
 
Ce dimanche était trop plein de lui-même. Il me fallait m’éloigner de cette place, ne pas tenter de m’asseoir ou de faire les cent pas et finir par ressembler à ces gens évoluant dans la nudité de leur solitude comme dans une toile de Paul Delvaux ou de Hopper. Je préférai traverser la place dans sa diagonale en contournant sa statue.
 
Par la rue Béranger je m’orientai pour atteindre la Seine. J’ai traversé comme ça de petites rues prisonnières de leur dimanche : rideaux de commerces baissés, pavés dormants sous leurs linges d’humidité, porches fermés comme des fronts têtus. Je n’ai rencontré pratiquement personne dans cet entremêlement de rues bordées d’immeubles aux épaules étroites, des rues où venaient se perdre des noms de province : Picardie, Bretagne, Beauce, Normandie. Je m’y égarais sans but avec mon pardessus gris et lourd, incapable de trouver l’énergie pour rebrousser chemin.
 
Je repensais à mon aspect, celui qui provoqua l’apostrophe en arabe et les regards compatissants de quelques dames. En fait mon manteau lourd et large – j’ai oublié de dire qu’il était également large – ressemble à ceux portés par les réfugiés pendant la guerre ou juste après la guerre, ceux qui fuyaient leur pays ou y revenaient. Il manquait à mon apparence une valise à la main, une de ces valises que possédaient les réfugiés que l’on voit dans les films d’actualités, aux abords des gares, des ports ; peut-être la même que portait mon père lorsqu’il quitta Alexandrie à bord du Lydia. Je m’imaginais alors avoir débarqué à l’instant à Paris d’un cargo amarré dans les eaux noires de la place de la République, pour ensuite traîner dans ce quartier à la recherche d’une adresse. Je marchais avec lassitude comme si je m’imprégnais de mon rôle d’échoué. Plus loin dans une des rues étroites, je me suis arrêté devant un porche et j’ai levé la tête pour scruter les étages supérieurs, les fenêtres derrières lesquelles m’attendaient peut-être des membres de ma famille que je connaissais à peine. Des cousins de Paris qui avaient bien voulu m’accueillir pour un temps. C’est idiot, mais je suis resté tout de même là, la tête levée, à deux doigts de crier un prénom, n’importe lequel. J’avais un besoin de me réfugier chez quelqu’un, de ne plus être l’otage de ce dimanche. Devant moi, la porte s’est soudain ouverte et une dame m’a cédé le passage, s’imaginant que je m’apprêtais à pénétrer dans l’immeuble. Pour ne pas la contrarier ou ne pas rester immobile devant le porche, je franchis le seuil. Je me suis retrouvé dans un hall avec devant moi une batterie de boîtes aux lettres marquées de noms à l’orthographe singulière. Au bout d’un moment un homme apparut venant d’une cage d’escalier. Il observa d’un œil inquisiteur ma mine et mon lourd, large et long manteau – j’ai oublié de dire qu’il était également long – et essaya de deviner les raisons de ma présence. Je me trouvais toujours devant les boîtes aux lettres comme si je cherchais encore un nom parmi ceux inscrits sur les étiquettes disparates.

 Je me doutais que l'homme finirait par me demander si je cherchais quelqu'un.