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Rue Cauchy

Chronique d'Armand B. 

  "Ce ne sont pas les choses que je juge les plus importantes à noter qui figurent sur ce cahier, mais celles, qu'à de trop longs intervalles, il me prend la fantaisie ou le désir de fixer. Si j'avais plus de complaisance pour moi-même et mes pensées, si je m'appliquais comme tout bon littérateur à ne 'rien laisser perdre', je couvrirais bien une de ces pages par jour." Charles Vildrac in Pages de journal.

Lundi 31 janvier 2022

  En venant de la rue Saint-Charles, à l’angle de la rue Cauchy, j’aperçus à quelques pas de moi, la silhouette d’André C. Il longeait le mur du cimetière de Grenelle la tête inclinée et les mains enfoncées dans ses poches. Je ne l’avais pas revu depuis une bonne vingtaine d’années. J’avais même oublié son existence, ou alors les rares fois où je pensais à lui, je l’imaginais mort et enterré.  Il avait, comme on dit, une santé fragile. Il ne se décidait à sortir de chez lui qu’après avoir contrôlé la qualité de l’air parisien. Celui-ci devait être respirable sans le moindre risque pour ses poumons. Il habitait un studio perché au dernier étage d’un immeuble près de la station Danube. Au début de notre relation, en me donnant son adresse, il m’avait précisé de ne pas oublier d’ajouter : « BAT 6 » sur l’enveloppe. En m’expliquant que l’abréviation BAT n’était pas celle de Bâtiment mais de Batterie. « J’habite dans une batterie, comme les poules. » me disait-il en éclatant de rire. Il terminait d’ailleurs toujours ses commentaires ou ses réflexions par un rire qui ne se voulait pas – et n’était pas – vraiment communicatif. Un rire pour lui-même, une sorte de ricanement intérieur débordant par accident jusqu’à nous. Dans sa batterie proche du métro Danube, il vivait seul. Il m’arrivait de lui rendre visite quelques fois. Il comptait parmi cette catégorie d’humains que le désordre, même monstrueux, ne gênait pas. Son appartement était un bazar dont aucune catégorie d’objets n’était exclue. Lors de nos rares rencontres, il avait la capacité curieuse d’abréger notre entrevue, sans un aurevoir, sans un signe d’adieu. Dans les cafés, il se levait soudain, se dirigeait vers la porte et je le voyais s’éloigner sans précipitation, sans un regard vers moi, pour disparaitre à l’angle d’une rue. Lorsque nous flânions ensemble d’un quartier à l’autre, il s’engouffrait subitement dans une bouche de métro en ignorant totalement ma présence et sans s’inquiéter de savoir si la ligne de la station le ramènerait facilement vers les hauteurs de Pantin. Je m’étais habitué avec le temps à son incivilité.

  
Ce jour-là, je n’étais pas étonné de le voir si loin de son 19°. Lorsque je le fréquentais, il était très souvent en arrêt maladie – une santé fragile – et passait son temps en de longues balades dans Paris. Sans doute avait-il conservé l’habitude de parcourir, en solitaire, les rues de la capitale, mais uniquement les jours où l’air était suffisamment respirable.
  Je traversai la rue Cauchy et me dirigeai vers lui. André s’était arrêté et me regardait venir. Nous avions vieilli depuis ces vingt ou vingt-cinq ans d’éloignement, mais il me reconnut également rapidement. Sans aucune effusion, aussi bien de sa part que de la mienne, on se salua comme si notre dernière rencontre datait de peu. Il s’étonna de ma présence imprévue rue Cauchy. Pour sa part, me dit-il, il venait visiter une tombe du cimetière de Grenelle, celui derrière le mur duquel nous nous trouvions. Une tombe pas le moins du monde familiale, mais celle d’une certaine Lady Arnould, exhumée dans les années trente, dix ans après son décès pour vérifier si elle n’avait pas été empoissonnée par deux sœurs, deux Allemandes de Marseille : les sœurs Schmidt, dénoncées par un truand du nom de Georges Sarret. Malgré l’étrangeté de son propos et le curieux dessein de sa morbide visite, je n’étais pas surpris par pareille démarche de sa part. André m’avait souvent révélé son attrait pour les lieux de crimes fameux, célèbres ou qui avaient, à des époques diverses, défrayé la chronique. Il trouvait le récit de ces drames d’un autre temps dans les ouvrages entassés, en piles de livres et de journaux mêlés, qu’il avait chinés dans toutes sortes de boutiques de vieux papiers.

  André C. se préoccupait peu de son aspect extérieur. Arborant sans goût des vêtements dépareillés. Si l’hiver, il paraissait à peu près correct, couvert des multiples couches de vêtements que sa santé fragile nécessitait ; l’été il était toujours en tenue cocasse : shorts sans forme, chemisettes excessivement bigarrées et sandales enfilées par-dessus ses chaussettes.

   Ce jour-là, un jour d’hiver, il portait des habits négligés mais acceptables dans leur apparence.
  Je ne m’étais donc pas étonné de sa décision d’aller se poster devant la tombe de cette Lady Arnould, dans le cimetière de Grenelle, mais lorsqu’il me demanda de l’accompagner pour bavarder un peu en chemin, j’hésitai un moment avant d’accepter sans chercher à évaluer l’absurdité de servir de témoin à son acte de fossoyeur de faits-divers.

  Lorsque nous nous fréquentions, j’avais appris qu’il suivait une thérapie et je m’interrogeais toujours pour savoir s’il parlait à son consultant de son habitude de hanter les lieux de crimes parisiens d’une autre époque.
  Nous avions donc, tout naturellement, remonté la rue Cauchy et pénétré dans le cimetière de Grenelle. André tira de sa poche un plan sur lequel figuraient les huit divisions du cimetière. L’un des rectangles était marqué d’une croix rouge. Il leva la tête pour se repérer et m’indiqua une direction. Très vite il s’arrêta devant une tombe assez banale près d’un caveau. Sur la pierre tombale on pouvait lire : « Annie Carnegie veuve Arnould, 1843 -1922. » André resta silencieux devant la tombe. Je me tenais à ses côtés en respectant son silence qui n’était nullement celui du recueillement. Il affichait sur ses lèvres son éternel et indéchiffrable rictus ironique qui semblait, face au spectacle de notre monde, dénoncer sa légèreté.

  Pour rompre le silence, je le questionnais sur l’affaire qui avait alimenté le crime de la veuve Arnould. Il prit son temps avant de lever la tête pour m’expliquer :
 
  Le fait-divers impliquait un escroc du nom de Sarret. Cet habile malfaiteur se trouvait endetté de plus de 200.000 francs auprès d’un certain Louis Chambon. Acculé, il ne trouva d’autre solution pour s’acquitter de sa dette que d’assassiner son créancier et sa compagne, Noémie Ballandreaux. Pour accomplir ses crimes, Sarret s’accoquina avec deux sœurs, deux Allemandes : Philomène et Catherine Schmidt. Nous étions en 1925. Pour se débarrasser des corps, le trio n’avait pas trouvé mieux que de les dissoudre pendant trois jours – trois longs jours –, dans une baignoire d’acide sulfurique. Pendant six ans personne ne s’inquiéta de savoir où avaient disparu Chambon et Ballandreaux. La découverte de leurs restes (la baignoire d’acide n’avait pas suffi à tout dissoudre) près d’une villa d’Aix, villa L’Ermitage, permit de remonter jusqu’aux sœurs Schmidt, les loueuses, puis à Sarret, leur commanditaire. Celui-ci impliqué dans le double meurtre par les aveux des sœurs Schmidt, ne trouva d’autre issue pour se défendre que de les accuser à son tour d’avoir empoissonné une Anglaise : Lady Arnould (d’un geste de la main André m’indiqua la tombe à nos pieds) qui vécut quelques temps chez elles avant sa mort. Il poussa même jusqu’à laisser planer le doute sur le décès naturel de leurs époux respectifs. On ne sait jamais avec de telles empoisonneuses.
  A sa mort, Annie Arnould fut inhumée auprès de sa sœur dans ce cimetière du 15e arrondissement. C’est ainsi qu’en 1932 dix ans après son décès, on avait exhumé son corps pour vérifier s’il y eut ou non empoisonnement par les sœurs Schmidt.

  André n’avait pas précisé si, en définitif, Annie Arnould avait été ou non empoisonnée et je le questionnais à ce sujet. Après l’autopsie, on pouvait certifier qu’elle n’était pas morte des suites d’un empoisonnement. On avait troublé son sommeil pour satisfaire la justice… et surtout le sieur Sarret, en retardant de la sorte de quelques jours l’enquête et la sentence déjà prévisible pour sa tête : la peine de mort. 
  Notre devoir de mémoire accompli, nous nous dirigeâmes vers la sortie du Cimetière.
  André s’était engagé dans la rue Cauchy sans me demander si c’était également la direction que je devais prendre. Je me suis arrêté en le regardant s’éloigner lentement vers la rue Balard. Il ne s’était même pas retourné pour savoir si je le suivais ou non. Il disparaissait me laissant seul devant ce mur de cimetière où nous venions de nous recueillir sur la tombe d’une anglaise que personne n’avait empoisonné et qui reposait là depuis plus de soixante-dix ans avec une courte interruption de quelques jours dans le laboratoire de médecins légistes.