Dans un lycée, on croise des êtres qui nous font sortir du cadre
imposé et ouvrent une brèche sur notre passé…
Comme un écho oublié.
Tu avais la moue des enfants butés
Quand je te recevais.
Toute habillée de noir
Tu tenais le monde sous ton pouvoir.
Ton sceptre était de pacotille
Mais tu n’en savais rien.
Sous tes sourcils froncés,
L’éclat de rire de la petite fille
Qu’il t’avait fallu tuer il y a peu
Palpitait encore.
La peur te hantait de reconnaître ton crime,
Et de retrouver intacte, un jour,
Au bord du puits où tu l’avais jetée,
Jaillissante de larmes, l’enfant que tu étais.
Morgane, fille fée au prénom si doux,
Tu t’obstines à appeler la nuit,
Toi qui ne veux plus rien connaître des lumières du jour.
Morgane, petite princesse perdue, éveille-toi.
Sors de ta tombe volontaire, de tes suaires,
Secoue tes cheveux noirs
Et souris-moi, souris-moi toujours…
Ces cernes noirs, je n’en veux plus.
À travers les vitres de mon bureau, je te vois passer, lente, maigre, pâle, posée,
Tu ne ressembles en rien aux affolées de ton âge.
Je sais bien que ton air trop sage cache plus de naufrages que
de champs de blé.
Je m’occupe de ta classe, tu es la première dans toutes les matières. Au lieu d’aller en permanence, ou de sortir, ou de manger le midi, tu viens te poser
dès que tu peux sur le banc face au bureau blanc. Tu as toujours un gros livre en cours…
Tu ne dis rien, tu me regardes parfois, alors quand j’ai un peu de temps, sans collègue surmené à écouter, sans pions stressés à recadrer, sans oreilles qui
traînent, sans fête foraine, je te fais entrer.
Tu ne dis jamais rien. Ou juste « merci bien ».
Mieux vaut ne pas te parler de cantine, je risque de te perdre pour toujours. Je pressens que ta confiance, tu ne la donnes pas beaucoup… On partage
juste quelque fois un carré de chocolat. Le reste du temps, c’est du silence et des sourires.
C’est le seul placebo pour tes bobos, trop grands pour toi.
Je peux dire que je respire lors de cette parenthèse avec toi, sur ce Paquebot aux allures de Titanic, bien des fois.
Tes yeux appellent mon coeur à la rescousse, et parfois je dis pouce. Parce qu’il faudrait donner plus encore, accepter des retours en arrière, des sabordages, des crises de nerfs…
Et je ne le peux pas. Je n’en ai pas le droit.
Ma fonction m’oppresse et me protège tout à la fois.
Me protège de tout ce que je pourrais foutre en l’air pour t’accompagner un peu, gamine gracile, si fine et violente à la fois. Petit moineau aux mâchoires de crocodiles, tu ne lâches pas. J’en ai déjà connu des comme toi.
J’en reste à mes sourires, à mes conseils sans en avoir l’air à mes Charles Baudelaire, et je pense à toi quand je vais marcher, quand je taille mes rosiers.
Si solide pour les autres, si fragile pour moi.
Ou peut-être l’inverse, je ne sais pas.
Toi, dans ta solitude, dans les moments trop vides, de plus en plus rapprochés tu ressens l’appel irrésistible de paradis glacés, qu’il faut repousser à tout prix. À toute douleur, à toute agonie…
Vite, plus question de réfléchir,
Les billets dans la poche de veste du père,
Dans l’armoire puis le sac de la mère,
Tu connais le parcours scélérat par coeur…
Puis tu enfourches la mobylette, la bicyclette,
Tu irais à pied s’il le fallait.
Tu pèses trente-trois kilos toute mouillée, mais les kilomètres ne t’ont jamais rebutée.
Rien dans la tête, plus de devoirs à rendre, de concours à entrevoir, plus rien qu’une exigence absolue de bleu pur.
De choses nues, toutes crues.
Tu te rues dans la boutique ;
Tu ne regardes personne, ne crains personne.
La douleur qui cisaille ton ventre régente ton cerveau.
Les paquets de chips
Les tablettes de chocolat
Noir, blanc, au lait, à la praline
Les biscuits
Les rillettes
Les baguettes
Tu prends ce qui te tombe sous la main.
Surtout les choses interdites,
Les sucreries de l’enfance, les pâtés gras,
Tout ce que ta mère ne prend pas.
Tout ce qu’elle ne mange pas.
Elle si belle, si mince, si droite…
Tout ce dont elle se restreint, tu en remplis ton sac.
Tu en pleures de joie.
Tu règles toujours très vite, de préférence avec un gros billet.
Et tu ne prends jamais la monnaie que l’on te rend.
Tu fuis vers la porte et sitôt celle-ci refermée, tu cherches un nid où te cacher.
Derrière n’importe quel coin de mur, au creux de n’importe quelle encoignure,
Debout, assise, en tailleur, à genoux, à quatre pattes, couchée,
tu démantèles ton trésor.
Telle une bête féroce, tu le dévores, acharnée.
Tes doigts frénétiques rassasient la faille béante.
Directement des sacs plastiques vers ton ventre.
Sans discontinuer.
Puis l’immense vague jaune reflue, charriant les aliments dans l’égout,
Instaurant le dégoût dans ton âme, mais aussi un certain calme, qui te permet de tenir jusqu’au prochain assaut.
Tes parents s’en sont sortis de leur conte et ont pris rendez-vous chez un célèbre nutritionniste pour gens qui ont des sous.
Attente longue, mois interminables, pendant que tu fonds comme un chocolat en plein mois d’Août.
Tout ça pour t’expliquer, en cinq minutes,
Que les frites ne font pas grossir du tout.
Encore faut-il que tu avales sans recracher tout.
Tu n’auras pas le temps de le lui dire.
Il est déjà parti s’occuper d’autres cas.
On récidive. Le généraliste te trouve dépressive.
Alors sur les conseils de ta mère qui en consomme déjà beaucoup, tu sombres dans l’univers du sommeil et des cachets mous.
Le banc face à moi ne recueille plus ton sourire las.
Les notes chutent. Les absences succèdent aux absences.
Tu as définitivement fichu en l’air ta Première.
Au conseil de classe du troisième trimestre, j’évoque pudiquement ton cas. Je reste bien la seule à penser que tu t’en sortiras.
Les jours passent. Tu ressurgis à l’improviste.
Métamorphosée. Habits Couleurs fluo.
Yeux morts trop maquillés, silhouette alourdie.
Tout le monde est soulagé.
Je suis une des rares à ne pas sauter de joie.
Toujours eu du mal à voir les lions transformés en gros chats.
Et c’est parce que tu vas quitter le lycée public pour rejoindre le privé, que tu viens me voir, accompagnée de ta mère, je vois la laisse qui pend à tes pieds :
– Le Privé, c’est mieux adapté pour ma fille, enfin, vous comprenez…
Je la regarde, encore jolie, chanellisée à souhait.
Si légère, si peu fanée.
Je te regarde. Tu ressembles à une grosse Ophélie, noyée, asphyxiée. Tu es assise du bout des fesses, malmenant tes doigts boudinés. Tu ne me regardes pas, n’osant même pas.
Oublié le carré de chocolat noir un peu amer. Oublié les minutes claires de nos respirations d’hier.
En moi, cette certitude que j’aimerais crier à cette trop jolie mère, pour la réveiller :
Non, ce n’est pas en la mettant dans du coton rose, qu’elle ira mieux. Surtout pas !
Elle vous gueule, à sa façon le contraire, mais vous n’entendez pas…
Brave petit soldat de l’Éducation, je me tais et signe l’acte authentique de notre séparation.
Nous connaissons toutes deux le prix de la trahison.
Je la flaire tout comme toi.
Fille intuitive, tu sens d’instinct
Le goût des choses autour de toi.
Je ne puis rien faire… c’est la loi.
Rien faire d’autre que te regarder droit. T’influer le peu de roses qui persistent à fleurir dans mon cœur maladroit.
Te dire sans les mots : Bonne chance, ose, ose, bats-toi !
Comment faire comprendre à ceux qui nous « aiment »
Qu’ils ne nous « aiment » pas ?
Comment faire comprendre à ceux qui nous « aiment »
Ce qui est bon pour soi ?
Aujourd’hui, j’ai appris par une élève, que tu as fugué
Juste après la rentrée.
Fusillé à nouveau ta Première des beaux quartiers.
Tu as perdu tes dix kilos en trop.
Travailles dans un fast-food « Pour te faire du blé »
Squatte un vieil immeuble avec des allumés
Qui te fichent la paix.
Tu ne veux plus entendre parler d’école
De travail, de société…
Encore moins de famille.
Tu les as définitivement rayés de ta mémoire…
Et ne veux pas te perpétuer…
Faut-il en rire ?
J’ai juste envie de te dire :
Ne trahis jamais la beauté,
Celle que tu recèles toujours
Derrière chaque détour,
Chaque erreur de parcours,
Sans la soupçonner.
Camille Arman