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D'un bouquiniste à l'autre

Je flaire une librairie à son libraire.
Robert Walser - La Promenade (Der Spaziergang, 1917)

  Les nourritures terrestesJe ne prends jamais d’appareils photos lorsque je me promène dans les rues parisiennes. Il m’arrive de le regretter devant le spectacle d’une scène insolite. J’ai bien en poche un carnet de notes, mais ce n’est pas pareil, et puis parfois je n’ai pas le temps d’inscrire en détails et avec des mots suffisamment clairs, ce que je vois, ce que j’ai vu… et puis j’oublie. L’image s’est estompée et je ne peux la révéler à nouveau comme un négatif sur une feuille photosensible.

  Ce midi, par exemple, en venant de Port-Royal, après avoir marché une centaine de mètres depuis la Closerie des Lilas, j’ai aperçu l’auvent de la librairie Les Nourritures terrestres, livres anciens, d’occasions, etc. Installées devant son pas-de-porte se trouvaient plusieurs tables de bistrot où quelques clients s’étaient attablés pour déjeuner par cette belle journée. En arrière-plan, j’apercevais derrière la vitrine de l’établissement et devant semble-t-il une plaque de cuisson, un cuisinier coiffé d’une toque. Furieux, je repensais à toutes ces librairies qui se transformaient en lieu de bouche. Une de plus. Le restaurateur avait gardé – quelle aubaine pour lui – l’enseigne de la librairie pour servir ses plats. J’étais attristé comme chaque fois que je découvrais dans Paris un lieu de culture connu de moi transformé en boutique de mode ou en restaurant. J’aurais pu avec un peu de courage chasser ces sinistres consommateurs de nourritures rapides du temple de cette ancienne librairie. J’aurais pu les épargner si le patron avait rebaptisé le lieu d’un nom japonais pour vendre ses sushis ou d’un nom oriental pour vendre sa viande halal, mais dénaturer une si belle enseigne de libraire, me rendait amer. Quelques pas plus loin, je me suis rapidement calmé. En réalité la perspective en ligne de fuite m’avait trompé. La librairie était fermée, d’ailleurs je crois l’avoir toujours connue rideau baissé avec toujours derrière sa vitrine les livres anciens qu’elle n’offrait plus à aucun amateur. Accolé à sa devanture, se trouvait bien un restaurant, un restaurant asiatique portant sa propre enseigne : My Noodles ; un restaurant avec sa propre terrasse qui ne débordait nullement sur le pas-de-porte des Nourritures Terrestres. Un trompe-l’œil que j’aurais aimé immortaliser si j’étais porteur d’un appareil photo.

 Boulard detail 1 Une autre librairie parisienne a récemment disparue, la librairie Arts et Spectacles rue Boulard. Elle était tenue par un personnage assez curieux. Les livres y étaient empilés en plusieurs colonnes pyramidales et les étagères murales derrières ces piliers d’ouvrages paraissaient pratiquement inaccessibles. Une telle disposition ne permettait pas, à moins d’employer d’énormes efforts, de choisir l’ouvrage se trouvant au ras du sol ou même je l’avoue quel que soit sa place dans la pile. En regardant sa devanture, on apercevait les colonnes irrégulières de livres tenir, par un magique équilibre et empêcher ainsi d’imaginer la superficie réelle de la boutique. Elle comptait parmi les curiosités de Paris autant que le cimetière aux chiens de Bécon-les-Bruyères dont parle Emmanuel Bove* ou l’immeuble le plus étroit de Paris rue du Château-d’Eau. L’été en manque d’événements majeurs les journaux, les revues raffolent de ces curiosités pour combler leurs colonnes. J’avais d’ailleurs vu sur une chaine à forte audience, un court reportage sur la librairie et le libraire de la rue Boulard. Je l’apercevais souvent devant la porte de sa bouquinerie prenant un bol d’air en attendant le client avant de retourner dans les effluves de vieux livres prisonnières dans sa boutique. L’unique fois où je pénétrais dans son domaine, je lui avais demandé le plus simplement du monde s’il possédait dans un coin d’étagère de son antre quelques exemplaires de la collection Gallimard/Poésie. Je me trouvais dans une période existentielle où je les recherchais systématiquement d’occasion pour me constituer un ensemble de mes poètes préférés. Il me regarda droit dans les yeux et me répondit sans la moindre ironie, ni le moindre mépris ni même l’anse d’une méchanceté : « Je ne vends que de l’Art ! » Je n’ai pas totalement su comment interpréter sa réponse, pas compris de quel art il parlait, mais je supposais qu’il tentait par cette réponse de se débarrasser de moi. Je me retirais vexé de son Royaume de l’Art sans chercher à éclaircir sa remarque. La dernière fois où je l’ai aperçu, il se tenait encore devant sa boutique – une boutique où je n’osais, plus depuis sa sèche réponse, pénétrer. Il paraissait affaibli et las. Sa mine plus pâle que de coutume, laissait supposer que le vieil homme était souffrant, mais je n’osais fixer trop longuement mon vendeur d’Art pour évaluer l’éventuel degré de son mal et si mal il y avait. Quelques temps plus tard en passant rue Boulard, je trouvais la librairie Arts et Spectacles fermée. Elle l’était rarement pour ne pas dire pratiquement jamais. Je repensai à sa silhouette maladive aperçu la dernière fois et en déduisit de tristes hypothèses. Puis un jour en passant à nouveau devant la boutique toujours fermée, dont les boiseries à ma connaissance n’avaient jamais reçu une consolante nouvelle couche de peinture, préférant exhiber sa peau écaillée comme un trophée de rides, je vis à travers la devanture son intérieur vide… sombre et vide. Plus de colonnes de livres. Rien. Pas un seul fascicule imprimé. Les murs eux non plus n’avaient jamais dû avoir un ravalement de peinture tant la pièce avait été saturée de livres du sol au plafond. Cette dent cariée sur les façades de la rue Boulard semblait avoir pourri sans soin, simplement colmaté de livres anciens. A présent elle offrait son cratère noir sans vergogne. Je me suis demandé par qui et où avait été déplacé tous les ouvrages, les milliers d’ouvrages que contenait la boutique, et surtout, qu’était devenu le vieux libraire vendeur d’Art un peu misanthrope. Je regrettais à présent de n’être pas retourné dans ce lieu où cet homme m’intimidait tant. J’espérais le savoir en retraite à présent, oui, il avait tout simplement pris sa retraite et fermé sa boutique, je n’osais surtout pas penser à son éventuel décès, pourtant je n’ignorais pas que ces hommes passionnés meurent souvent avec leur commerce. Bien sûr il existe encore une librairie rue Boulard, à quelques mètres d’Art & spectacle, une clinquante et neuve, affichant dans ses vitrines illuminées les nouveautés du mois, mais une figure manque dans cette rue du quatorzième qui mène au cimetière du Montparnasse, le vieux libraire d’Art & Spectacle.  

Boulard detail 2

  Je suis sensible à la disparition des librairies parisiennes de livres anciens et plus encore à leur destin après clôture. Avenue Denfert-Rochereau, je passe souvent devant l’une d’elles la Librairie Denfert. Elle subsiste là, perdue dans cette avenue si peu commerçante, juste avant les murs de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Mince ilot oublié, elle résiste avec ses deux étalages de livres présents par tous les temps à l’extérieur. Le libraire les recouvre selon la météo de bâches en plastique transparent, épais et imperméable, mais en bouquinant les livres, on se rend compte que l’humidité s’introduit malgré tout lentement jusqu’au livres. Il est facile de reconnaitre à l’odeur d’humidité ceux qui depuis trop longtemps attendent leur acheteur (car chaque livre ancien, n’est-ce pas, a son acheteur qui rode quelque part sans avoir croisé du regard sa couverture). L’intérieur de la boutique est un amalgame de piles de livres, de rangées d’ouvrages mais beaucoup plus, et de loin, accessible que ceux de la librairie Art & Spectacle. D’ailleurs son propriétaire est bien plus accueillant que son collègue de la rue Boulard. Un jour que je fouillais dans cette caverne à la recherche du livre qui peut-être m’attendait, une dame, visiblement une habituée de la librairie, pénétra dans le lieu. Après quelques courtoisies, elle demanda à notre homme s’il possédait quelque Rabelais sous la main. Elle désirait offrir l’un d’eux à une amie en phase de lente déprime pour l’égayer. L’homme se leva, se dirigea vers un coin de ses étagères, parcourut du regard la rangée de dos des ouvrages exposés et revint à son comptoir l’air sombre. Il répétait tristement : « On me l’a volé, j’en suis sûr, je ne me souviens pas l’avoir vendu. » J’étais un peu gêné d’assister à cette scène en fouillant masqué par les livres dans un recoin de la boutique. Je suppose toujours, en culpabilisant, qu’on me soupçonne de méfaits divers. A la Librairie Denfert, j’imaginais planer des doutes sur ma possible implication dans l’affaire du Rabelais dérobé. La dameBouquiniste déclara au libraire que ce n’était pas grave, qu’elle regrettait surtout d’avoir, par sa requête, provoqué chez lui une telle contrariété. Lorsque la dame quitta les lieux, l’homme me regarda – je m’étais mis en pleine lumière les mains bien visibles et vides – il hocha la tête et me dit « Bon j’espère au moins qu’il prendra plaisir à le lire. » Puis avec un soudain besoin de se confier, il me raconta le pire qui lui soit arrivé. C’était un jour de pluie, il avait bâché ses étals. Il n’avait pas encore vu l’ombre d’un client de l’après-midi. Il faisait sombre. J’imaginai bien cette large avenue par temps pluvieux, où ne passaient que de rares badauds et le flot habituel des véhicules glissant sur la chaussée humide. Il se tenait, ce jour-là, devant son petit comptoir. Il préparait à la vente, comme il disait, deux volumes de la Divine Comédie qu’il venait d’acquérir, deux volumes d’une édition sinon rare du moins prestigieuse. Fier de son acquisition, il bichonnait les deux volumes sans plus remarquer le rideau de pluie qui redoublait d’intensité sur l’avenue. Il n’avait même pas entendu entrer dans son bazar, un jeune homme équipé d’une gabardine verte dont il n’avait pas rabaissé la capuche. Ses cheveux longs et sales collaient à son front, à ses joues et encadraient sa mine livide dégoulinante de pluie. Il a toujours existé, le long de l’avenue Denfert-Rochereau, du côté de l’Observatoire, une communauté de sans domicile fixe. Plus ou moins organisés, ils vivaient sous des tentes de fortune ou dans des sortes de cabanes faite de bric-à-brac qu’ils avaient eu le temps d’édifier avant que l’on ne vienne les déloger vers un ailleurs improbable pour revenir avec la prochaine vague. Lorsque le libraire leva enfin les yeux de sa merveilleuse trouvaille, il pensa aussitôt que son visiteur était un des occupants de ce camp retranché. L’homme qui d’après notre libraire semblait fiévreux, lui demanda un verre d’eau. Comment refuser un verre d’eau à une si chétive créature ? Lorsqu’il revint un verre à la main, l’homme ne se trouvait plus dans la librairie. Dehors la pluie persistait mais tombait plus mollement. Après quelques instants d’incrédulité, le libraire toujours le verre d’eau à la main, haussa les épaules et se dirigea vers son comptoir. Aie ! L’un des volumes de la Divine Comédie avait disparu. Le libraire se précipita à l’extérieur en espérant avoir le temps de rattraper le fiévreux voleur. Mais à peine la porte franchie, il l’aperçut à seulement quelques pas de lui. Le regard fiévreux, il gesticulait sous la pluie et semblait ne remarquer personne. Entre ces mains le Dante… Le Dante dont il déchirait avec rage les pages et les jetait de gestes brusques à terre. Déjà autour de lui plusieurs pages s’imprégnaient de boue, de pluie et de ses crachats – car par le plus grand des mystères, il crachait sur les feuilles déjà souillées. Sans se préoccuper de la présence du libraire, il poursuivait son sauvage vandalisme. Paralysé par la vision de ce pantin dansant sous la pluie et saccageant avec rage sa précieuse dernière acquisition, le libraire ne tenta même pas de sauver ce qu’il pouvait rester de la Divine Comédie. Il tendit même le verre d’eau à l’homme qui soudain lâcha sa proie – enfin son larcin –, saisit le verre, le but d’un trait, le rendit au libraire et s’éloigna avec de petits pas rapides, les mains le long du corps, en penchant tantôt la tête à droite tantôt à gauche. Il disparut ainsi pareil à un oiseau de malheur vers on ne sait quel autre absurde forfait, sous le regard dépité du libraire. « Vous comprenez, je ne pouvais plus rien pour mon livre, et cet homme avait soif. J’aurais préféré, en sortant de ma boutique, voir mon voleur loin devant moi, trop loin pour pouvoir le rattraper et l’imaginer lisant avec délectation bien au chaud au fond de son repaire le fruit de son vol. Oui j’aurais préféré un fou de littérature sans ressources qu’un simple fou dont j’ignorais la raison de ses stériles pulsions. »   

David Nahmias  02/2019      

 * « Dans une île, en face de l’usine à gaz, se trouve le cimetière aux chiens qui, avec la traversée de Paris à la nage et l’affluence des gares, sert à alimenter les journaux en été. » Bécon-les-Bruyères, Emmanuel Bove – 1927

9 21 rue boulard mai 2008


8 21 rue boulard mai 2008

6 21 rue boulard aout 2013

5 21 rue boulard juillet 2014

7 21 rue boulard juillet 2012

4 21 rue boulard juin 2015

3 21 rue boulard juillet 2016

2 21 rue boulard aout 2017

1 21 rue boulard mai 2018

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