Ces derniers temps, je traîne dans le 10e arrondissement sans dépasser ses limites, comme si j’étais confiné entre ses murs et uniquement autorisé à de brèves promenades dans son périmètre. En premier lieu, je me dirige vers ma chère gare de l’Est. Léon Paul Fargue – enfant du dixième – la nomme affectueusement ma boulangerie de souvenirs[i]. Pour ma part, je la fréquente depuis trop peu de temps pour qu’elle ait conservé autant de mes souvenirs. Dans la lumière matinale, elle m’apparait en gare de province montée à Paris avec ses plus beaux vêtements. C’est à la fin des années vingt, je crois, que des architectes ont eu l’ingénieuse idée de doubler sa façade en copiant à l’identique celle déjà existante. Cette symétrie lui permet d’apparaitre en partie au bout du boulevard de Strasbourg et dans la perspective du faubourg Saint-Martin, pareil à un même monument entrevu de points de vue différents. Elle se montre, jumelle endimanchée lorsque l’on se trouve sur son terreplein
.[i] Haute Solitude – Léon-Paul Fargue, Emile Paul frères 1941, in Réveil
Après les avoir saluées, je monte par la rue d’Alsace voir leur grande sœur, la gare du Nord. Pour celle-ci, il faut prendre du recul en se postant sur le trottoir opposé de la rue de Dunkerque, pour l’admirer dans son ensemble. Elle n’a pas l’avantage de notre gare de l’Est devant laquelle s’ouvre un large espace propice à sa contemplation. Sur sa façade et le long de ses corniches des statues de femmes solennelles symbolisent les villes de France et d’Europe desservies par les trains du nord – il semble que l’on ne puisse autrement représenter une ville que par la féminité. Ces effigies se tiennent fièrement dressées avec leur attirail de symboles. On peut y voir Lille, Amiens, Laon, Compiègne, Arras, Berlin, Francfort, Amsterdam, Bruxelles, etc. En revanche, je ne me souviens pas avoir jamais vu sur un monument de la capitale ou sur le fronton d’une gare de province, une statue personnifier Paris. Je ne l’imagine d’ailleurs pas représenter de manière aussi digne et rigide. Paris pour moi serait plutôt figurée par une femme assise les cuisses écartées sous une robe qui s’étalerait autour d’elle, une robe dont les bords dessineraient les limites des fortifications, aujourd’hui celles des boulevards des Maréchaux. Je n’invente pas en fait cette posture de Paris, je me souviens l’avoir découverte sur une gravure ancienne, mais depuis je n’ai jamais pu retrouver cette gravure, ni le nom de son auteur. Je me souviens qu’elle m’avait frappée. C’est ainsi que l’on doit la montrer notre chère capitale, sorte de gargantuesque femelle cachant sa population sous ses frusques, sa peau nue collée aux pavés de la ville, avec une tête bouffie dont les traits éclairés par un sourire aux lèvres grassement maquillées de rouge et un regard narquois et vulgaire.
Paris plus femelle que féminine, ne trouves-tu pas ?
En revenant ce soir de la gare du Nord, j’ai descendu le faubourg Saint-Denis toujours populeux malgré l’heure. Les épiceries de produits exotiques étalaient leurs courges et leurs cageots de manioc. Les salles de restaurants pakistanais ou mauriciens proposaient un repas pour 5 ou 6 euros dont on apercevait sur un comptoir la composition. Près de la devanture, des clients finissant l’assiette de mixture qu’ils avaient choisie. Plus loin, la boutique d’un coiffeur, encore ouverte malgré l’heure, accueillait quelques tignasses sombres prêtes à sacrifier leurs boucles.
Le faubourg était encore vivant comme un canal sans écluse.
En arrivant à l’angle de la rue de Valenciennes, je dépassai un restaurant à l’aspect moins douteux que ceux que je venais de croiser. Une ardoise affichait son menu dont le prix me parut raisonnable. Je poursuivis ma route lorsqu’un détail rapidement lu sur l’ardoise, s’attarda dans ma mémoire à tel point qu’il me fallut faire demi-tour pour le relire : le hors d’œuvre proposé était des « Harengs pommes de terre tièdes », aussitôt les pages de Paris est une fête me revinrent à l’esprit : le jeune Ernest Hemingway réfugié dans les jardins du Luxembourg, loin des étalages de la rue de Seine ou de Buci qui rappellent l’heure du repas . Le jeune Ernest fuyant la ville gastronome par la paisible rue Férou pour aller s’installer, la faim au ventre, sur un banc de la place Saint-Sulpice où les boutiques ne proposent que des santons et autres bondieuseries ; le jeune Ernest cherchant quel évêque de la fontaine des quatre points cardinaux choisir pour poursuivre son chemin en évitant traiteurs et boulangeries. Ce jour-là il finira pour d’autres nourritures terrestres à la librairie de Sylvia Beach, rue de l’Odéon, qui par un curieux hasard a reçu d’Allemagne à l’attention d’Ernest une enveloppe contenant une avance pour l’un de ses contes.
Tout cela, me diras-tu, n’a encore aucun rapport avec ce hors d’œuvre du jour dont j’ai lu l’annonce sur l’ardoise du restaurant de la rue du faubourg Saint-Denis : ″Harengs pommes de terre tièdes″. Mais je me souvenais qu’Hemingway riche de cette avance et crevant littéralement de faim se dirigea directement vers la brasserie Lipp pour s’empiffrer de deux rations de ces fameux Harengs pommes de terre tièdes.
Ce soir en revenant de la gare du Nord, je n’avais pas vraiment faim, mais l’évocation de ce plat et le souvenir de lecture de la journée d’un lion affamé à travers Paris, stimula, en moi, un appétit suggestif.
Il était tard et je ne voulais pas me décevoir avec un plat dont la qualité risquait d’être en dessous du plaisir qu’eut Ernest à le déguster à une table de la brasserie Lipp où il ne put s’empêcher de réclamer une portion supplémentaire. Mais en poursuivant ma descente du faubourg Saint-Denis vers le boulevard Magenta, la vue de nouvelles boutiques de kebab ou de restauration à formule rapide (rapide pour ne pas s’éterniser trop longtemps dans ces lieux sinistres) me fit perdre toute velléité d’absorber une quelconque nourriture.