Serge Tamagnot est né dans la porcelaine, à Limoges, où il a commencé
par peindre des fleurs, des bordures et des filets chez Havilland. Quelque chose
comme l'ennui tranquille que rien ne semble devoir déranger. Premier choc,
la découverte des Etats-Unis quand il part faire son service militaire sur une base
américaine près de Port Lyautey (actuel Kenitra) dans le Sud marocain.
Il s'y plaît tant qu'après les 18 mois réglementaires, il rempile 6 mois.
Puis, c'est la guerre d'Algérie. Quand il retrouve Limoges, il se Jette dans la
lecture, Gide, Claudel, Proust et Jouhandeau. Un jour, apprenant que
ce dernier venait faire une conférence à Guéret, sa ville natale, il s'y précipite
et demande où le trouver : « Mon Dieu, vous allez voir le diable en per-
sonne! » C'est dans cette odeur de soufre que commence une relation qui
conduira Serge à Paris et durera jusqu'à la mort de l'écrivain:
« Ils habitaient à ce moment-là porte Maillot, dans un très joli pavillon au
fond d'une cour. Céline, la petite, est venue m'ouvrir la porte.
Elle allait promener le chien ... » et lui offre un café.
Elle lui confie son ennui à l'idée de partir en vacances avec ses parents
chez Florence Gould, « que des personnes âgées », et il propose alors de
lui écrire. Après une carte et quelques lettres, ils s'écrivent tous les deux jours
pendant plusieurs mois.
Apparemment, cette amitié fait du bien à la jeune fille puisque Jouhandeau le
prie de venir le voir. Départ de Limoges, on l'installe dans le pavillon,
mais il faut trouver du travail.
« J'aurais aimé travailler dans une librairie, mais Elise, (la femme de
Jouhandeau) très matérialiste, me dit qu'il faut que je trouve quelque chose
qui rapporte énormément : "Vous allez apprendre le métier de carreleur.
Vous allez faire un stage de trois mois, dans le Nord". On était en hiver, je
prends le train, j'arrive en plein brouillard. On nous emmène en car
dans un pré au milieu duquel s'élevaient des baraquements. Il aurait fallu
des bottes. D'horreur, j'ai repris le train dans l'autre sens. »
« Jouhandeau n'a pas exagéré sur Elise: une nuit, vers 2 h du matin, j'entends
du bruit dans le jardin. Je regarde par la fenêtre et je la vois avec une sorte de
matelas sur le dos en train de bêcher. « Vous comprenez, je ne vais pas payer
un jardinier, j'ai des insomnies. Et puis, Jouhandeau, même avec
son porte-plume, c'est tout juste s'il ne se crève pas un œil!». Il y a plein d'anecdotes:
quand Jouhandeau rentrait tard le soir, il jouait de l'harmonium en chantant
des psaumes. Elle frappait à ma porte:
« Serge, vous dormez? Venez voir! » En robe de chambre, le poing sur la
hanche, elle criait « Tu n'as pas fini, hé ganache! ». Une autre fois, elle me dit:
« Vous vous rendez compte, s'il ne m'avait pas rencontrée, il serait mort
Mort, comme Paul Verlaine, dans une pissotière. » Je l'interromps:
« Mais non, Paul Verlaine, le pauvre homme, il est mort d'absinthe, ça suffit, mais
pas ça ! - Oh! c'est pareil, c'est la même famille. »
« Finalement, Elise m'a trouvé du travail chez Madeleine Castaing, la
grande antiquaire de la rue Jacob. Là- bas, J'ai rencontré toutes
les personnalités des lettres et de la peinture. Tous les matins,
je prenais mon café à 9 h à côté de Jean- Paul Sartre, au Pré-aux-Clercs,
et jamais je n'ai osé lui parler. J'ai vu Anna Magnani, Louise de Vilmorin, Vadim,
Paul Newman qui revenait de tourner Exodus, Greta Garbo ...
quelle émotion ! Chaque fois que je passe place de Fürstenberg, je la
revois. Je l'avais suivie. Elle n'était pas vraiment voûtée, elle avait plutôt les
deux omoplates qui sortaient un peu. Je regardais ses pieds, ceux de la reine
Christine. J'avais un petit crayon et du papier, je lui demande un autographe.
La chose que je n'aurais jamais dû faire. Je la revois, ses cheveux allaient
à droite, à gauche "Never ! Never ! Never !"
« Le soir, j'étais serveur au Storyville, un bar de la rue de la Huchette, où tous
les grands musiciens de jazz venaient faire un bœuf. Malheureusement, je ne
faisais pas encore de photos à l'époque. J'ai vu Louis Armstrong,
Miles Davies et le merveilleux Chet Baker qui était amoureux d'une fille du
bar. Un soir, il s'est disputé avec un autre Américain, à cause d'elle, et je
me souviens d'avoir essayé de les séparer tandis que Chet Baker rangeait
ses instruments dans sa voiture. »
A cette époque, Serge vivait au-dessus de la boutique de Madeleine Castaing.
Tous les Américains des bases militaires de France et d'Allemagne s'étaient
donné le mot et le Storyville était la boîte à la mode.
« Il y avait tellement de monde que j'allais servir des bouteilles de bière
dans les voitures. Au bout d'un an, je reçois un coup de fil de madame qui
me dit que Céline voulait les quitter et qu'il n'y avait que moi qu i pouvais
sauver la situation! »
« Est-ce que ça vous plairait de vivre un peu en dehors de Paris, dans une
belle propriété et vous feriez le jardinier? Vous auriez tant par mois ... »
Ils vivaient alors à Rueil-Malmaison où elle avait fait construire le même
pavillon que Porte Maillot. Tout le monde me dit: "Serge, dans un mois et
demi, il faut que tu sois marié." Moi, innocent, je ne comprenais rien et je
me suis laissé faire. Le matin, je me réveillais en pensant "c'est bien, tu
rentres dans une famille, tu es littéraire, c'est bien ... n Le lendemain,
c'était "je ne te vois pas avec un gosse deux gosses, pousser les poussettes,
avec la pipe au coin du feu. Tu es libre, tu ne peux accepter ça." La suite,
Jouhandeau l'écrit: "J'ai vu que Serge dans la voiture ne disait mot, avait un
visage fermé et je sentais qu'il avait pris une décision." En effet, je
demande rendez-vous à madame et je lui avoue que je n'aime pas les femmes.
"Oh mais si c'est que ça! On 's'est bien marié avec Jouhandeau. Au contraire
peut-être que ce sera mieux !"
Devant l'aplomb - et la mauvaise foi - d'Elise, Serge n'a plus qu'une solution.
Comme presque toutes ses soirées se terminent au petit jour, avec un
Américain rencontré au Storyville, il décide de se faire surprendre par
Céline, dans sa chambre. Mais ce samedi-là, la boîte est vide. Il
trouve dans le métro un soldat trop saoul pour retrouver son hôtel,
il l'embarque en taxi, le couche chez lui et attend l'arrivée de la jeune fille
en espérant que le semi-coma éthylique durera jusqu'alors. Tout se passe
comme prévu. Elle part en sanglotant.
« Je m'en suis voulu très, très longtemps. A Paris, cela a fait du bruit dans
les milieux littéraires où l'on répétait “Le fiancé de Céline, il est comme
Pépé, il est comme Pépé ...” J'ai reçu une lettre de Jouhandeau me disant
que j'avais laissé derrière moi des dégâts regrettables mais qu'il me
pardonnait facilement. » D'autant plus facilement qu'il y avait une bonne raison
à cette hâte subite à marier Céline: elle attendait un enfant du jardinier italien
qui avait déjà une fiancée dans son village de Calabre et Elise avait trouvé en
Serge le pigeon rêvé. Serge Tamagnot s'est ensuite mis sérieusement à la photo,
en passant aussi 20 ans comme responsable du courrier à la Cour des comptes?
Une vie en double pour ne pas déroger au destin de Serge Tamagnot.
Texte d'Alix de Corbion extrait de la revue IMPREVU N°1 Décembre 2000