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La femme à la fenêtre

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LA FEMME A LA FENETRE

La femme à la fenêtre - HOPPER

  Onze heures du soir

  Elle avait quitté la chambre, tiré le lourd rideau qui la séparait du salon,  et avança très lentement, comme si elle était affaiblie ou ivre. Elle retira le peignoir d'homme qu'elle portait et le posa sur le guéridon. Elle était nue à présent, son corps blanc presque transparent semblait dans l’obscurité de la pièce refléter une clarté. La fenêtre était grande ouverte, le battant guillotine remonté au maximum. Lentement elle alla s’asseoir sur le fauteuil, posa ses coudes sur ses cuisses et joignit les mains. Elle semblait assise là sans impudeur, sa nudité s'était comme revêtue de son attitude paisible et lente. Elle portait les souliers noirs qu'elle avait enfilés en sortant de la douche. Elle regardait fixement les immeubles qui encadraient la cour. Elle était étonnée de n’apercevoir personne aux fenêtres, très peu de locataires avaient allumé leur lampe. Le soleil se couchait, mais la lumière du jour tenait encore. Elle n'aperce­vait personne et personne sans doute ne devait l'apercevoir. Elle resta longtemps ainsi fixant tour à tour chacun des murs des immeubles, essayant de distinguer dans la pénombre des pièces ou dans la lumière de celles qui étaient éclairées, une ombre, le furtif passage d'une silhouette d'homme, de femme. Elle resta ainsi jusqu'à la tombée complète de la nuit. Elle eût un petit soupir, se frotta les cheveux des deux mains, puis se leva et alla allumer la grosse lampe Summer interior Hopperrecouverte d'un l'abat-jour de velours épais. Une lumière rougeâtre vint baigner la pièce et son corps nu, l'habil­lant ainsi d'un fin voile de clarté. Elle revint dans la pièce voisine. Il dormait sur le ventre, les jambes largement écartées. Elle resta un moment à contempler son corps : ses fesses musclées, ses robustes épaules, son large dos. Il s'endor­mait toujours ainsi après l'amour. Elle ne savait pas si elle devait revenir s'allonger près de lui, une main posée sur son épaule et s'endor­mir ou bien se rhabiller et partir, quitter les lieux sans attendre son réveil. Une nouvelle fois elle soupira. Puis  elle ramassa ses effets mêlés au sol à ceux  de l’homme, enfila sa robe, rangea ses dessous dans son sac, et quitta rapidement l'appartement comme si elle venait brusquement de reprendre ses esprits.

 

  Rumeurs et fracas    

  Il était toujours couché dans la posture où elle l'avait laissé. La chambre était uniquement éclairée des lumières venant de l'extérieur et de celle de l’abat-jour du salon. Les bruits familiers des foyers avoisinants péné­traient assourdis dans la chambre. La nuit était à présent complète et son corps reposait toujours aussi inerte sur les draps blancs. Subitement une main vint saisir l'oreil­ler posé près du sien, celui sur lequel elle avait laissé le creux de son crâne, elle le plaqua contre la tête de l'homme posa rapidement une arme et tira. Le bruit étouffé du coup de feu couvrit une fraction de seconde ceux  provenant de la cour, puis à nouveau le silence, couvé par la rumeur quotidienne, revint s'installer dans la pièce. C'était comme si rien ne s'était passé. Le corps était étendu les jambes écartées sur les draps blancs. Seule l’oreiller crevé sur la tête de l'homme pouvait donner une idée du drame qui venait de se dérouler. Le sang avait dû s’infiltrer dans le matelas et le dos de l'oreiller, mais en surface on ne pouvait remarquer aucune trace. La nuit se poursuivit sans que rien ne vienne plus troubler le calme de la pièce.

  Automate

  Elle n'avait pas voulu prendre le métro. Elle préféra marcher jusqu'à chez elle. La nuit était tombée. Le regard d'un homme s'était posé avec insistance sur elle lorsqu'il la croisa. Elle pensa aussitôt à sa nudité, enfin à son corps nu sous la robe, à ses dessous fourrés dans son sac. Peut-être que l'on pouvait deviner à son attitude, à sa démarche que ses longues jambes blanches, ses cuisses, sa toison rousse flottaient nus sous son vêtement. Elle se mit à craindre d'autres regards, incapable d'imaginer que c'est sa présence dans la rue que les hommes remarquaient et non cet invisible nudité qu'elle seule savait. Elle pénétra dans le premier drugstore qu'elle rencontra. Elle s'était assise à la première table sur sa droite comme pour ne pas avoir à traverser la longue rangée d'hommes installés au comptoir sur leur chaise haute. Elle s'installa et croisa rapidement ses jambes, baisant les yeux, rapprochant ses bras sur sa poitrine. Les bords de son feutre jaune dessinaient une ombre sur son front et ses yeux. Elle resta ainsi immobile craignant le moindre de ses mouvements, comme s'ils pouvaient la dévoiler. Derrière elle la vitrine, sur laquelle se reflétaient les deux rangées de plafonniers éclairés, formait un grand rectangle noir, le noir de cette nuit là. Sur le rebord on avait posé un vase à pied débordant de fruits rouges.Automat Hopper
  Elle avait commandé un café. Elle n'osait pas levé les yeux sur les hommes qui se parlaient à voix basse, comme s'il ne fallait pas troubler la nuit. Il règne toujours à ces heures dans ces lieux, cette espèce de tension que les souffles et les voix couvaient de leur retenue.
  Elle repensa à l'homme qu'elle avait laissé à l'instant sans attendre son réveil. Il lui avait parut ce soir là bien plus distant, bien plus étranger à leurs maigres dialogues, qu'il ne l'était d'habitude. Elle se demandait comment pouvait-elle encore attendre ses appels, comment pouvait-elle se précipiter pour le rejoindre, retrouver le huis clos de leur couple et leur présence flottant l'une près de l'autre sans pourtant parvenir à se confondre. Elle pensa à un tableau qu'elle avait vu deux jours auparavant dans une galerie de la cinquième avenue. Un couple dans un salon, la femme était assise un livre ouvert sur ses genoux, l'homme se tenait debout fumant une cigarette le regard posé sur un point de la rue que l'on ne pouvait voir. Tous deux semblaient être entre deux âges. Elle s'était tellement attardée à observer les détails de la petite scène, qu'elle réalisa que cette femme ne lisait en fait pas et que l'homme ne fixait qu'un point dans le vague, tous deux étaient dans leurs pensées, loin de l'autre, à l'écart dans leur proximité. Cette peinture de l'absence et de la solitude lui fit penser à ce qu'elle vivait avec l'homme, à ce qu'ils pourraient devenir.
  La chaise vide devant elle accentua son sentiment d'abandon. Aurait-elle préféré qu'il soit assis là, qu'il la couve de son regard, qu'il tende la main pour saisir la sienne ? Elle l'ignorait.
  Elle n'avait pas remarqué l'homme qui depuis son entrée la regardait. Il était assis à l'extrémité du comptoir devant une bière. Au bout d'un moment, il se leva et se dirigea vers sa table. Il avait saisi le dossier de la chaise vide et attendait qu'elle lève les yeux sur lui pour lui demander l'autorisation de s'asseoir. Lorsqu'elle se rendit compte de sa présence elle serra davantage ses jambes et ramena de la main le revers de son pardessus sur sa poitrine, toujours à cause de cette nudité qu'elle imaginait visible. Lentement elle leva les yeux sur l'homme. Il lui souriait. Elle lui rendit son sourire. Il s'assit sans un mot, comme si cet échange de sourires suffisait à lui accorder ce droit.
  Elle avait décidé de se laisser séduire.
 Derrière la vitre passa une femme qui traversa l'écran noir du Drugstore d'un pas vif et sans jeter un regard à l'intérieur, l'arme qu'elle tenait au fond de sa poche bien serrée dans son poids, elle attendait d'être suffisamment à l'abri des regards pour s'en débarrasser.

  Attente

   L'horloge pendue au dessus du bar indiquait plus de trois heures. Depuis bientôt deux heures, il attendait. A deux reprises, il s'était rendu à la cabine téléphonique au fond du bar pour tenter de le joindre, savoir s'il ne s'agissait là que d'un retard ou s'il avait oublié leur rendez-vous, mais personne n'avait répondu. Il devait être en route. Il recommanda un verre et tenta pour se distraire d'écouter la conversation des trois hommes assis à une table proche du comptoir.
   Un quart d'heure plus tard, il se dirigea à nouveau vers la cabine téléphonique et composa le numéro de son ami.
   La sonnerie retentit cinq fois dans la chambre où rien n'avait bougé : le corps allongé dans le lit, la lampe éclairant la pièce voisine, la fenêtre grand ouverte. Chaque coup de téléphone perçait le silence d'une note aiguë et têtue, puis le silence retombait plus lourd et implacable. A une fenêtre voisine une femme accoudée observait cette autre fenêtre éclairée devant laquelle aucune ombre ne passait, elle avait entendu aussi les cinq appels, vaguement étonnée que personne ne décroche. Puis le silence.
   L'homme raccrocha.
  Il revint au comptoir vida son verre, remit son chapeau et sortit en saluant un homme qui se trouvait assis parmi d'autre à une table en retrait. Dans la rue il regarda autour de lui comme pour se décider à prendre une direction. Sur le trottoir opposé un couple passa. Après un moment d'arrêt, il se résolut à se rendre chez son ami en espérant qu'il le trouverait bien là-bas.

  Etreintes et sommeil

  Elle avait placé ses mains sur ses épaules, il la pénétra d'un coup de rein. Elle avait eu un petit râle qu'elle aurait voulu retenir. Son membre la remplissait, relâchait son étreinte puis s'enfonçait à nouveau en elle. Ses jambes s'étaient enroulées autour du corps de l'homme, elle laissait à présent le plaisir monter en elle, râlant la tête renversée jusqu'à l'instant où il crut perdre connaissance, chuter au fond d'un couvre.
   Plus tard ils s'endormirent pressé l'un contre l'autre.
  Lorsqu'elle se réveilla, elle mit quelques secondes à se rappeler le lieu où elle se trouvait, cette chambre dans laquelle elle l'avait suivi sans crainte, sans honte, et sans réel désir. Il dormait dans la même posture que l'homme qu'elle avait quitté quelques heures plus tôt. Elle n'arrivait pas à comprendre comment elle avait pu se donner à si peu d'intervalle, comment elle avait accepté qu'il l'entraîne jusqu'à sa couche. Peut-être voulait-elle que cet homme imprègne en elle son odeur, sa présence, lui permettant ainsi de chasser l'autre, de l'effacer de sur sa peau.
   Aurait-elle dû se sentir sale, se mépriser ? Sans doute, mais aucun sentiment semblable ne lui vint à l'esprit. Elle eut un sourire en imaginant qu'elle était une pièce d'étoffe que des mains d'hommes avaient froissée et qu'elle avait repris sa forme initiale, sans garder le moindre pli de leurs étreintes.
   L'enseigne d'un hôtel proche clignotait, tâchant le mur de la chambre par intermittence d'une clarté rougeâtre. Elle décida de rester jusqu'à l'aube. Elle tâcherait de partir avant le réveil de l'homme. C'était toujours lorsqu'ils étaient assoupis qu'elle les quittait, laissant de sa présence les rêves qu'ils auraient pu faire d'elle.

  Derrière le rideau

   Il avait sonné sans n’avoir eu aucune réponse. Sans trop savoir pourquoi, il pressa de sa main sur le bois de la porte, comme s'il avait voulu évaluer sa résistance. Elle s'ouvrit sous la pression. Le salon était éclairé par la grosse lampe à l'abat-jour épais. Il appela en refermant derrière lui. Il resta un moment au milieu de la pièce éclairée, puis se dirigea vers l'autre pièce, il souleva le rideau et s'arrêta net. Il venait d'apercevoir le corps qui semblait endormi. Une nouvelle fois, il appela mais la masse lourde resta inerte. L'homme appuya sur l'interrupteur du plafonnier, la lumière inonda la chambre. Il s'était approché du lit, remarqua aussitôt l'oreiller éclaté. Il glissa la main et la retira brusquement lorsque sous ses doigts il rencontra une trace humide. Du sang coulait le long de ses doigts. Il saisit une serviette qui traînait au sol, s'essuya la main, et resta un moment à réfléchir en regardant le cadavre étalé.
   Suspendu à un porte manteau, il vit le pardessus de l'homme, il se mit à fouiller consciencieusement ses poches. Il retira de l'une d'elle une lettre dans son enveloppe et un petit papier plié en deux. Il les fourra sans même les regarder dans sa poche révolver, puis se dirigea vers le téléphone et appela le commissariat du quartier.
  La communication avait été brève, il avait simplement signalé le meurtre sans avoir donné son nom, ni expliquer ce qu'il faisait près de ce cadavre. Il se précipita ensuite à l'extérieur en laissant les lumières de l'appartement éclairer le drame qu'il habitait.

  Perquisition

  Plusieurs hommes en uniforme fouillaient l'appartement. La porte d'entrée était grande ouverte. Deux inspecteurs en civil se tenaient autour du lit sur lequel le corps était toujours aussi implacablement immobile, dans la posture où elle l'avait laissé, dans cette même posture où il l'avait découvert. Un photographe prenait plusieurs clichés, en se déplaçant d'un angle à l'autre. Il recherchait son appareil et aussitôt prenait la photo. L'éclat du flash blanchissait une fraction de seconde la pièce, le corps semblait se confondre avec les draps blancs avant de réapparaître, comme un noyé émergeant d'une eau imaginaire.
  Sur le palier deux brancardiers attendaient qu'on leur ordonne d'emporter le corps.
  Le long des escaliers les voisins tentaient de s'informer sur le drame qui s'était déroulé à un étage, à une cloison, à une porte de chez eux. Certains essayaient de se souvenir d'un incident qu'ils auraient oublié et qui pourrait servir à la police.
  Dans la rue, un fourgon noir, portes grandes ouvertes, attendait le retour des hommes et de leur fardeau.
  Tard dans la nuit après leur départ, le calme revint dans l'immeuble.

(à suivre)

 

David Nahmias