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L'Amphion du Métropolitain

Rail nathalie ferroud

 

A Christian Lacombe 

 

 

 

 

 

 

Il aime Paris comme le ventre d’une mère
Un ventre qu’il craint de quitter
tremblant peut-être lorsqu’il atteint l’une de ses portes
ou traverse
comme pour accéder à une rive hostile
les boulevards des Maréchaux

Dans sa poche
La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France
Son catalogue de voyages dépourvu d’illustration
Il le parcourt dans le refuge des rames de son métropolitain

entre  Miromesnil  et La Fourche
                 entre Étienne Marcel et Château Rouge
                              entre Pont Marie et les Gobelins

Il récite :
J’étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers
et des sept gares

La prose du transiberienCes seize mille lieues du lieu de sa naissance
lui provoquent un vertige dont aucun garde-fous ne peut le protège 
Ne m’a-t-il pas avoué n’être parti qu’une unique fois
hors des murs de Paris
à l’âge de douze ans
pour Dieppe avec des camarades de la communale
C’est là-bas qu’il faillit se noyer

 

Sur le mur de sa chambre Amphion a épinglé
le plan du Chemin de Fer Métropolitain
celui d’un Paris des années 30
dont aucune ligne de son réseau
ne déborde des fortifications
Pelote de fils barbelés
entremêlés autour des rives de la Seine
ses trajets dessinent leurs courbes de couleur
pour aller mourir porte de Clichy
porte des Lilas
                porte d’Auteuil
                                    
ou Porte Maillot

C’est le long de la toile de ce réseau
que roule son Transsibérien
sans le sifflement de la vapeur
et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel

Ici les vitres ne givrent pas
et derrière on ne voit pas les plaines sibériennes
Ici on devine seulement
au-dessus des tunnels et des stations
cette tourbe parisienne
sur laquelle poussent
les pavés de Paris

fleurs fossilisées par d’infinis piétinements de semelles
d’infinis passages de roues
laminant leurs minérales pétales

Dans ce réseau
les seize mille lieues qui l’éloignent
du lieu de sa naissance
tracent les rainures d’une spirale
qui de boucle en boucle
le ramène toujours
à son originel point ombilical

Il se souvient
                        « Je suis né dans le ventre de Paris
                         à seize mille lieues de la Sibérie »

Il ne peut contempler le Kremlin
comme un immense gâteau tartare
croustillé d’or
Seul le Sacré-Cœur
meringues blanchâtre
lui rappelle les pâtisseries légendaires de la butte
et les toits de Montmartre

Et défilent les stations
qu’une voix de corde raide
annonce et répète
pour ranimer l’écho de ses souvenirs
dans ces espaces parallèles
qui prolongent la présence à ses côtés
de femmes oubliées

À Concorde elle est blonde les souliers blanchis
par l
es poussières du jardin des Tuileries

À Chaussée d’Antin elle n’est jamais la même
et piétine rue de Provence entre deux portes d’hôtel
dans lesquelles 
à l’accueil
le patron distribue les serviettes

Aux Invalides elle est rousse
la neige sous ses pieds
garde gravé l’impatience de nos étreintes
puis les brouille de pluie et de boue 

Au-dessus des portières
les trajets lumineux
inscrivent parfois les noms d’une ville étrangère
Stalingrad
                        Liège
                                     Anvers
                                                             Rome

Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?

Il sait pourtant que rien d’exotique
ne peut le surprendre à ces stations
lorsque sortant de leurs édicules Guimard il se retrouvera entre deux murailles d’immeubles parisiens
et une rue pavée sur lesquels résonnent encore
dans la transparence des temps
les talons des fantômes du passé

Tels les pas de Nerval qui iront se taire à vingt centimètres au-dessus d’un trottoir de la rue Vieille-Lanterne

Tels ceux d’Apollinaire dans les couloirs du métro Javel
revenant un fois nouvelle du Pont Mirabeau
Son visage blême pareil à une gravure de Marie Laurencin
couronné d’une étoile sanguine 
sous la voûte de blanche faïence du métropolitain

Tels ceux de la petite Jehanne de France
à Montmartre sur la butte qui l’a nourrie
elle qui supplie à seize mille lieux de là
Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?

Oui, nous le sommes, nous le sommes

J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi sur mon cœur
Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne
Et les moulins à vent sont les béquilles qu’un mendiant
Fait tournoyer

Au rythme de la rame
un accordéon antique
libère ses arpèges
et trouble le songe flottant encore dans la conscience du voyageur
Les feuilles des journaux enveloppent ses mauvais présages
et laissent des traces d’encre – ou de sang – sur ses doigts
                    
sur ses remords
                            
ses regrets
qu’il nomme
                   
fatalité
                                
destin
                                               
ou mal donne

Amphion
Lassé des sempiternels claquements de portes
que des sonneries intempestives retardent
lassé du départ des rames qu’aucun regard ne suit ni ne regrette
lassé des quais sans adieu et sans mouchoir
lassé des tunnels sans risque de coups de grisou
va s’asseoir sous les grandes affiches publicitaires
d’une station

Au-dessus de lui les ailes d’un avion d’Easyjet le survolent
Il est dans la zone d’embarquement
Son vol est sans escale jusqu’à la prochaine station
Et l’oiseau métallique a perdu ses empennages
Il rampe à présent sur les rails du métropolitain
Pareille à une chenille rêvant d’un papillon
Mais de ses entrailles ne s’extraient
que de petites Jeanne de France et de mauvais garçons
cherchant une correspondance
ou une porte de sortie
pour échapper aux caméras de surveillances
et à la monotonie des rames qui s’en suivent

Oh viens !
Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons
Le pays des mille lacs,
Les nuits y sont démesurément longues
L’ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur

Amphion referme le livre de la Prose du Transsibérien
Il regarde vers la voûte
survoler l’aéroplane de Blaise
et murmure   « J’étouffais sans elle…
                       J’ai tout fait sans ailes… »

Les petites Jeanne de France éraflent de leur talons
le quai de cette station Couronnes
où il s’est réfugié sous les ailes d’un avion d’Easyjet
Elles ont de longues et belles jambes
qui emportent ses désirs au pas de course
vers une correspondance ou une voie de sortie
Les petites Jeanne de France remontent vers les carrefours de la nuit
Une nuit que des lumières balisent
comme une piste d’envol
elles chercheront un instant un repaire
vers lequel elles pourront s’élancer  
 

Plus tard
autour de lui
sur un quai d’Opéra
d’anciens vautours déchus se regroupent
Leurs ailes repliées décharmées trainent jusqu’au sol
et leurs regards inquiets ne dépassent jamais la bande blanche à l’extrême bord du quai
cette bande blanche sur laquelle s’imprime en braille un cri d’alarme
qui résonne sous les souliers des aveugles dociles
Eux ne se jettent sous aucune rame par gloriole
ils fêtent chaque soir
d’un vin mauvais partagé à la bonne franquette
leur chute des cieux comme d’autres leur Baptême

L’Amphion se mêle à eux comme l’opprobre à la mauvaise graine
et lorsqu’il les quitte ce n’est que pour retrouver
à Nation les mendiants et leurs enfants
qui comptent à même le sol des couloirs du métro
les monnaies moites d’avoir tenu dans les paumes
et les tickets restaurants froissés
avec lesquels ils iront rue Mouffetard
ou rue d’Amsterdam
manger à même le plateau des frittes et du kebab
ou alors à un Mac Donald des grands boulevards
un Royal Cheese arrosé de ketchup

À son oreille avant d’aller se coucher
Blaise chuchote :
Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part
je pouvais aller partout
j’ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone
et l’école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance

Et dans cette dernière rame
la dernière d’une ligne de couleur entre deux portes qui ne s’ouvriront pas
la tête posée contre la vitre
Amphion relit entre les stations
le même poème toujours recommencé
le même poème offert par la RATP
Un quatrain de Baudelaire
Une strophe que l’on force à un devenir populaire
Un poème que les petites Jeanne de France réciteront bientôt par cœur
Un poème que chanteront bientôt tous les voyageurs

L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte
Et le sombre Paris en se frottant les yeux
Empoignait ses outils vieillard laborieux

Parfois la rame s’immobilise entre deux stations
pour réguler le flot humain
qui coule dans les artères du Métropolitain
« Veuillez patienter mesdames
                                patienter messieurs
                                           
pour régulation des rames
                                               
et des battements de nos cœurs… »

ordonne une voix
qui tente avec nous de reprendre son souffle
et puis – vague fantôme du Transsibérien –
s’ébranle le petit train-train de notre quotidien

Amphion tu aimes aussi les Montagnes Russes de tes lignes aériennes
lorsque ta rame te déloge de terre
comme un mort vivant
pour t’aveugler des rayons du soleil
ou des illuminations de Paris By Nigth
Metro aerienRegarde en sortant de Passy ta belle bergère Ô tour Eiffel et le troupeau des ponts de la Seine qui bêlent ce matin
Regarde les chambres aux battants grands ouverts
montrer le quotidien et ses travers
Regarde dans cette fenêtre éclairée d’un immeuble entre Chevaleret et Glacière
Ce visage pendu dans la lumière

Tu récites
J’ai toujours été en route
Je suis en route avec la petite Jeanne de France
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues

Et lorsque tu rencontres
dans un couloir de ton métropolitain
un des derniers Plans Indicateur du réseau parisien
un Plan d’Itinéraires Lumineux
vieux PILI
                           
PILI
aux lignes immuables
et aux trajets désormais erronés
tu aimes en appuyant sur les boutons des stations
Passy
                    Daumesnil
                                         Laumière
                                                              Cambronne
ou Raspail
voir jaillir un itinéraire en couleur
telle la fleur d’un bouquet de feu d’artifice
               de belles vertes et rouges
                                      de belles jaunes et mauves
que des passagers qui s’attardent
regardent s’allumer au-dessus de ton épaule.

Tu les sais rares ces PILI… PILI…
délaissés dans certains couloirs du réseau

Bientôt
comme la dernière vespasienne de l’avenue Arago
oubliée devant le mur de la Santé
soldat attardé encore en faction
après la débâcle
ils ne seront plus visible que dans les stations désaffectées
enterrées à jamais
à Croix-rouge ou Saint-Martin

Vieux PILI
fossiles du Chemin de Fer Métropolitain
dont on peut lire l’avenir entre les lignes de ses chemins

 

Amphion que sais-tu des voyages ? 
De la petite Jeanne de France
et de Blaise le fanfaron ?
Tes gares sont six pieds sous terre
ou bien plus profond
et tes trains ne traversent que des rivages de catacombes
et des paysages de vers luisants
Pour te distraire tu t’inventes des périples d’aventuriers
qui viennent avorter entre les murs
des salles d’attentes des gares parisiennes

Je t’ai vu Amphion
Gare de l’Est où plus aucun train de guerre ne partait plus pour le front d’Argonne
Je t’ai vu
rêver les yeux fixés sur les voûtes de la Gare du Nord
comme sur un ciel étoilé de Scandinavie
Que faisais-tu à traîner ainsi
dans toutes ces gares
Gare de l estd’Austerlitz      
                    à celle de Lyon
                                            
du Nord
                                                           
à l’Est
Attendais-tu que d’un compartiment de Pullman
la petite Jeanne de France te jette son mouchoir
comme elle jetterait un dessous

Écoute elle récite et pleure
la Prose de Blaise et des quarante brigands 
J’ai vu
J’ai vu les trains silencieux les trains noirs
qui revenaient de l’Extrême-Orient
et qui passaient en fantômes
Et mon œil, comme le fanal d’arrière,
Court encore derrière ces trains…

Tu n’es qu’un passant,
Amphion
mon frère d’errance.
Tu pensais aimer ta ville et les profondes artères de son cœur 
comme on aime une femme
Écoute elle nous renvoie le bruit de nos pas solitaires
l’écho de nos voix lourdes d’alcool
l’écho de nos rires…

Rue Froidevaux tu longe le mur du cimetière
les arbres frémissent au souffle des soupirs
au vent des regrets
qui s’échappent des tombes

Tu n’es qu’un passant,
Amphion
mon frère d’errance.
Nous allions ensemble dans les ombres de la rue Emile-Richard,
les murs du cimetière du Montparnasse étaient les remparts de notre détresse,
contre lesquels se cognaient notre ivresse et nos carcasses titubantes…
Tu n’as pas senti la main, offerte et chaude, dans la tienne
de la petite Jeanne de France.
Sa paume était son corps nu, ses doigts, le mystère de ses caresses.
Il y avait tant de lumière sur le viaduc de Bir Hakeim que tu baissais les paupières
comme si on t’avait sorti du cachot où tu croupissais.
C’est sa voix qui te guide, son rire qui t’alarme…
Je voudrais
Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.  

Georges Marny
11 mars 2014

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Aux accords d’Amphion, les pierres se mouvaient
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient,
L’harmonie en naissant produisit ces miracles
Depuis le ciel en vers fit parler les oracles.

Extrait de l’Art poétique, Boileau.

 Je conçois un autre Amphion, qui,
à force de faire sonner sa lyre,
remue les mots, qui sont
comme des pierres plus sensibles.

Alain, Propos – 1933

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Almanach 183 1908

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Blaise cendrars le bourlingueur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cendrars

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Raymone 1Raymonde et Blaise Cendrars