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FORCE ENNEMIE

Force Ennemie

 EXTRAIT

CHAPITRE I

 

Quel étrange réveil ! Certes, je connais cette chambre, mais il me semble bien qu’il y a des mois, peut-être des années que je ne l’ai vue!
Ces parois de planches jaunes, cirées, m’ont été jadis assez familières ; mais pourquoi les avoir capitonnées depuis le parquet jusqu’à hauteur d’homme avec d’épais, d’énormes matelas recouverts de drap gris, — de « drap de wagon » ?
La lumière dorée du matin flue par une large fenêtre grillée aux barreaux médiocrement serrés.
Voyons : en me levant, en allant regarder par une vitre, je suis sûr que je vais apercevoir un grand bâtiment blanc, luisant, comme stuqué, un vaste jardin raidement dessiné par un sous-Lenôtre contemporain et une sorte de tour en bois ( ¹) toute plissée de lamelles de jalousies.
Eh oui ! c’est bien cela ! Et je reconnais, là-bas, cette colline frisée de bosquets ; plus près, ce petit clocher frêle d’un gris doux que rosit un peu la verdure ; et, sur cette butte rougeâtre, l’orme solitaire qui paraît géant. Comment tout ce paysage peut-il m’affecter à la même minute — et comme un spectacle habituel et comme une vision perdue dans le vague des temps ? Singulière contradiction qui me trouble d’une bizarre inquiétude : serais-je devenu très vieux sans le savoir ? Aurais-je sommeillé des lustres ou un siècle ? Suis-je une espèce de très ridicule, de très vilain « Beau au bois dormant » ?
Ces sottes idées m’écrasent d’une si lourde tristesse, d’une si oppressante « pesadumbre », — diraient les Espagnols, — que je veux tout oublier, de nouveau.
Je me recouche, laisse tomber ma tête sur l’oreiller et ferme les yeux...

A moi les bons menteurs de songes ou la divine inconscience !
. . . Cllacc fffrrr. . . Ce bruit dur, — autoritaire et menaçant, dirait-on,— me terrifie au point de me paralyser. C’est à peine si j’ose entr’ouvrir les paupières et ce que j’aperçois ne me rassure nullement : un guichet bée dans la boiserie, au-dessus de ma tête ; deux yeux bleus très pâles me dévisagent, — avec férocité, me figurè-je. Mais bientôt j’ai honte de ma couardise, je me dresse sur mon séant et crie d’une voie aussi formidable que possible :
—  Qu’est-ce que vous f. . .ichez là ? Voulez-vous bien me laisser dormir et aller espionner ailleurs !
L’ouverture du guichet est de belles dimensions. Une tête en sort qui fait une grimace de pitié, — une tête trouée des étranges yeux pâles, — ornée d’un mince nez en bec de perroquet et de longues moustaches tombantes, plus jaunes que la paroi. Elle ouvre une bouche que tord un assez laid rictus exhibant une dentition mordorée, — à petits créneaux — et profère des sons :
―   Y a pas d’offense de ma part et je suis heureux de voir que ça va mieux « de la vôtre ». Si « Monsieur » veut « kekchose », je vais « vous » le sercher.
—  Donnez-moi à manger... n’importe quoi ! Mais auparavant. . . pourriez-vous me dire ce que je fais ici ?
—  Dans un estant. . . je vais vous ezpliquer. . .
L’homme referme son « guignol » et le voilà parti.
Dix minutes plus tard j’entends des grincements de verrous et le lourd clapotis d’une grosse serrure.
Le possesseur des yeux pâles et de la moustache jaune entre, agite des clefs géantes, repousse la porte et s’approche de mon lit, un plateau à la main.
―   Voilà l’artiquedemandé.
—  Merci. Mais, maintenant, allez-vous répondre à ma question de tout-à-l’heure ?
―   Tout de suite. . . D’abord, que « Monsieur » mange.
—  Bon, je ne demande pas mieux. . . Voyez ! Parlez à présent ! où m’a-t-on fourré ? Je vois que je ne suis pas en prison : il a bien les verrous, mais. . .
—  Non ! « Monsieur » n’est pas « dans la honte ». Il s’est trouvé « dans le malheur » tout simplement. «Vous » avez été malade, très malade...
—  Alors je suis dans. . . un hôpital ?
―   C’est ça, sans l’être. . .
—  Enfin, quoi ?
―   C’est une maison pour les personnes souffrantes. . . comme Monsieur.
—  Une maison de. . . santé ?
―   On appelle ça comme ça, des fois, — si on veut.
J’ai un frisson si violent que j’en éprouve comme une douleur dans la nuque, puis tout le long de la colonne vertébrale :
―  Vous ne voulez pas dire que je me trouve dans un asile d’aliénés !. . .
―   Oh ! vous « ezpliquez » les choses d’une façon !. . . Et puis il ne faut pas vous frapper, c’est pas une de ces baraques à bonnes sœurs où on déniche des erquésiastiques dans tous les placards. . . Ici c’est libre : ça n’appartient ni à l’Etat ni aux « Cléricaux » ; c’est l’établissement du docteur Froin,
—  Et ça se trouve ?
—  A Vassetot, donc ! Vous savez bien !
—  Mais, j’ai des parents par ici !
—  Parbleu ! c’est M’sieur vot’ cousin qui vous a « apporté » l’autre jour ! il a dit comme ça que vous vous étiez trouvé souffrant en promenade à Dieppe et qu’ysavait plus quoi fiche avec vous. Le dites pas « que je vous ai dit qui » ! C’est défendu ici ; mais je vous vois si tranquille, si« plaisant ». . .
—  Ah ! si Roffieux est dans l’affaire, je ne suis plus surpris ! En tout cas, vous avez raison ; je suis très calme et n’éprouve pas la moindre colère contre. . . cet. . . individu. Mais vous dites : « l’autre jour » ? Il y a donc peu de temps que j’ai été. . . mis au frais dans cette chambre ?. . .
—  Après-demain il y aura deux semaines.
―   Vous êtes sûr que je n’étais jamais venu ici. . . autrefois ? Il me paraît que j’ai déjà vécu entre ces quatre murs mais qu’il y a des siècles de cela. . .
―   Oui, on dit que ça produit de ces effets-là. C’est des idées que vous avez, car moi « qu’y a dix ans que je reste dans la maison », j’ai pas jamais vu le « pareil de Monsieur ». Je peux lever la main de ça ! Mais, vous savez, voilà comment ça peut s’arriver : on « apporte » une personne ici, en voiture, « par exemple » ; on la présente au Directeur qui l’admet. Ça fait qu’alors on a tout d’un coup besoin de faire une visite à kékun qui demeure à côté ; le directeur aussi ; et c’est pas la peine que la personne apportée se dérange ; c’est une visite embêtante « et ci et l’autre » ; la « personne » attendra en se reposant : Alle est un peu fatiguée. Etant indisposée, alle a eu de l’egzitation ; ça va mieux mais faut la ménager. Seulement alle s’ennuierait dans le cabinet du Directeur qui est pas une pièce « avantageuse » : « Ça fait qu’alors » on va l’acconduire dans un endroit où qu’y a une bien belle vue et des journaux illuscrês. — Ça va bien pour une petite domieure : La « personne » regarde par la fenêtre, raffûte dans l’appartement, alle trouve tout ça « gentil et comme-il-faut ». Mais après ça, alle s’impatiente et quand çui-ci ou çui-là lui egzplique qu’on n’a pas pu revenir la sercher et que le Directeur l’invite, « sensé » par amitié, à passer la nuit dans l’établissement, la personne veut s’en aller, on l’empêche : « Ça fait qu’alors » elle se fâche, a. . . une attaque de nerfs ; on la couche — et elle reste des dix ou douze jours tantôt dans l’egzitation, tantôt dans le sommeil. Quand alle est guérie a’ se souvient d’un peu de ce qu’alle a vu l’promierjour ; mais ça lui semble « loin de loin ». Y a rien comme l’egzitationpour faire paraître le temps long. . . après ; parce que « durant » c’est pas ça qui gêne.
L’homme au bec de perroquet n’est pas aussi absolument idiot qu’on pourrait le croire en le regardant tout d’abord. . . et en entendant certaines de ses phrases. Il vient, je le vois, de me raconter à sa manière, tantôt fort stupidement et maladroitement, tantôt avec des précautions assez heureuses, l’histoire de mon entrée dans l’établissement du Dʳ Froin. Çà et là, au cours de son bref récit et surtout en son explication finale, il s’est peut-être même montré capable de sécréter une certaine dose de psychologie rudimentaire.
Eh non ! c’est un crétin, — puisqu’il m’a permis de savoir que j’avais été fou pendant une dizaine de jours. Il aurait dû s’arranger pour me laisser ignorer cela. . . longtemps. J’aurais pu croire. . . quoi ?. . . qu’aurais-je pu croire ?. . .
Au fait, c’est moi le crétin ! Que vais-je demander là à un pauvre diable abruti par ce milieu, après une première éducation reçue, sans doute possible, sur un fumier de campagne !
Quoi qu’il en soit, puisqu’il compatit évidemment à mon malheur, j’aurais bien tort de l’indisposer contre moi ; il a la langue longue, il peut donc m’être utile quand j’aurai besoin d’être renseigné. . .
On dirait que la mémoire me revient un peu : oui, les façons mystérieuses de Roffieux, Dieppe, la voiture, l’arrivée dans l’ « Etablissement », le départ du cousin pour la fausse visite, voire même ma colère, — je me souviens « brumeusement » de tout cela. Mais il est indispensable que j’« alimente » la conversation si je tiens à demeurer dans les bonnes grâces de mon gardien. Les individus de son espèce détestent par-dessus tout le mutisme des « gens fiers », des « mufes bourgeois » ; (je dois lui faire l’effet d’un bourgeois, hélas !) Je lui pose donc la première question venue :
—  Et Roffieux ? mon cousin ? A-t-on reçu des nouvelles de lui depuis qu’il m’a voituré jusqu’ici ?
—  Ah ! il est venu il y a cinq jours, lundi dernier, il est parti une domieure (demi-heure) après, très contrarié : il disait comme ça qu’il avait bien de l’ennui que Monsieur voulait pas le reconnaître et qu’il reviendrait peut-être l’autre lundi, après-demain.
Voici qu’une nouvelle idée me traverse le cerveau : une idée de fou, certainement. Je me rappelle, à présent, avoir parlé au Directeur, mais il me semble qu’à peu de minutes d’intervalle il a subi une métamorphose complète : d’abord grand, gros, peut-être sexagénaire, il est devenu toutà coup jeune, de taille et d’embonpoint plus que médiocres, son poil grisonnant a pris des teintes d’un fauve roux. La voix seule ne changeait pas. Je confie ma singulière impression à mon gardien, tout en prenant soin de la « traduire » de manière aussi peu démente que possible.
—  Non, non ! me répond l’homme aux moustaches éplorées. Notre maison n’a pas deux directeurs. Voilà ce qu’il y a : le Patron, le Dʳ Froin, le seul patron, a amené, comme adjoint, qu’y disent, de son pays, de Franche-Comté, — une espèce de petit singe de médecin qui a le même agzent que lui, qui imite son parler, ses espressions et toutes ses magnières, — un « bas du dos » si enragé de montrer qu’il est quelque chose ici qu’il arrive toujours sur les talons de son chef quand il y a « de l’entrée ». Ça serait un petit malade de quatorze ans qu’yferait le même fourbi pour l’épater et se rendre important. Dès que le père Froin a le dos tourné c’est lui qui joue au directeur, qui chahute, qui fait de la mousse. Il imite plus personne alors ! Si Monsieur était fatigué du voyage y se sera « contusionné » et n’aura plus su à quel moment « le petit s’est détaché du gros » pour continuer la conversation sur le même ton que le Patron, mais avec moins d’arménité.Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l’une de l’autre, les yeux fermés. Celle du petit, du Dʳ Bid’homme, c’est bien plus râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin c’est que magistueux. Mais des « nouvelles gens » comme vous, ça sait-y, la première fois ?
―    C’est un brave homme, le Dʳ Froin ?
—   Il est bien avenant, bien « parlant ». On dit qu’il est « scientifique comme un musée ». En tout cas, il est bon pour les « malades ». Il les embête pas, pas même assez que raconte « par derrière lui » son second. Oui, le Dʳ Bid’homme, il est toujours à chanter qu’y a pas de descipline ici, que les « malades » les moins récarcitrants se promènent trop à leur aise dans les jardins, qu’on en a vu parler aux femmes, près de l’autre bâtiment ; qu’ailleurs, dans le Doubs, il a été employé dans une maison où c’était sérieux, où les presque guéris eux-mêmes ne bougeaient pas de leurs sections, tantôt casernés dans les salles, tantôt en récriation dans des cours dont les portes s’ouvraient que pour le gros monde...
―   Vous ne l’aimez guère, ce Bid’homme...
―    Comme la bronchique et les engelures. . .  Sitôt que le père Froin est sorti il tarabuste tout le bazar « de la tête aux pieds ». Les infirmières del’aut’bâtimentcrèvent de coliques quand elles le voient sans son « employeur ». Nous autres, on est plus d’attaque, mais c’est eugal, des fois on se sent tournibulé tout de même.
―    C’est tout à fait un mauvais diable ?. . .
―   ’coutez : je vais vous répondre comme je le ferais à personne, passque, réellement, vous êtes « un malade » bien convenabeet « raisonnant ». . .
Un nouveau frisson me parcourt, qui n’a rien de délicieux. . .
―   Oui, je vais vous parler, je pourrais dire comme sous le siau de la confession, si j’étais un clérical, mais ne répétez jamais ce que je vous confie là ; c’est grave !
La figure de mon « gardien » prend une expression mystérieuse, alarmée. Il se penche vers moi et c’est presque à mon oreille qu’il murmure d’une voix éteinte :
—  Le Dʳ Bid’homme, vous voulez que je vous donne mon « opinion de jugement », eh bien, c’est un « nom de Dieu » !
Cette qualification blasphématoire a, sans doute, pour lui, un sens terrible ; ces trois mots doivent contenir des océans d’horreur, constituer la suprême injure, flétrir à jamais ; car l’homme aux yeux pâles tire frénétiquement sa moustache jaune et sa physionomie angoissée me révèle qu’il se repent déjà de s’être si dangereusement compromis.
—  Je vous assure, conclut-il, que j’aime mieux ne plus revenir là-dessus, jamais, jamais. D’ailleurs pourquoi ? A présent vous savez tout et je vous demande le silence le plus abzolu.
Son émotion me gagne. Pour détourner le cours de ses inquiétudes, je le prie de bien vouloir débarrasser mon lit de deux assiettes qui me gênent ; l’une contient encore une tranche de viande froide, l’autre un fort morceau de gruyère. Mon gardien dépose la première dans le tiroir de la table de nuit, met la seconde — sous clef — à un étage quelconque de la commode avec une tasse vide, un couteau et une fourchette et se retourne vers moi, déjà soulagé par la satisfaction du devoir accompli. Il pontifie un peu :
―   ’faut avoir de l’ordre : c’est pas un bon système de tout laisser traîner à la valdrague, on retrouve plus rien après ! Oh ! c’est pas que j’accuserais Monsieur de s’approprier la vaisselle de l’établissement, mais un agzident s’est si vite arrivé !
Il regarde sa montre et change de ton :
―  ’c’est pas tout ça : voilà sept heures. Vous allez pas tarder à recevoir la visite de Bid’homme. Quand le service est pas désorganisé y commence toujours par cette aile-ci, l’aile des à part. J’aime autant le rencontrer dans le couloir qu’ailleurs, ’y a du champ et Bid’homme a la patte leste.
Là-dessus il fait une belle sortie sur les pointes gigantesques de ses pieds, en m’adressant une quantité de gestes avertisseurs qui me recommandent, sans doute, la discrétion, la prudence, une circonspection extrême dans mes rapports avec le terrible petit médecin. 

 

  1. J’ai su plus tard que c’était un séchoir !

 

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FORCE ENNEMIE
John-Antoine NAU
Premier prix Goncourt (1903)

 Présentation par Patrick Ottaviani

John-Antoine NAU   John-Antoine Nau (pseudonyme d’Eugène Torquet) est âgé de 43 ans lorsqu’il devient lauréat du premier prix Goncourt. Il est né à  San Francisco, le 19 novembre 1860 de parents émigrés en Californie… Il rédige, d’escale en escale, des chroniques pour la Revue Blanche. En 1897, il publie à compte d’auteur un recueil de poésie Au seuil de l’espoir. En février 1903, toujours à compte d’auteur, paraît Force ennemie aux Éditions de la Plume. 

*

 Nous entrons dans une autre cour. Léonard me donne des explications quelconques, mais je n’écoute plus. Je suis hanté par une vision bizarre qu’une expression du père Mabire a fait surgir en moi : la force ennemie ! Non ! L’apparition est indistincte bien qu’effrayante. Je n’entrevois guère qu’un rictus féroce et d’immenses griffes blêmes… pourtant je demeure terrifié par l’idée atroce qui a visité le cerveau du vieux tabellion changé en ours : la force ennemie ! 

 N’y aurait-il pas, en effet, une puissance occulte, maléfique, hostile à l’espèce humaine, guettant infatigablement une occasion de tourmenter nos intellects bornés, perdus dans un monde mystérieux dont ils ne connaissent que quelques apparences ? Et me voici épris d’absurdité, « parce que j’en ai peur ! »

Illustration de couverture Anne-Sophie Hopp

ISBN : 978-2-36447-017-0                                          Prix: 14€

Parution 21 mars 2014

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