Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce pauvre petit mon pareil
Il m’a sur la Seine montré
Au loin des taches de soleil
Louis Aragon
Il y a cent ans, paraissait au Mercure de France, le recueil de poèmes Alcools de Guillaume Apollinaire. La poésie française venait de recevoir avec cet ouvrage, l’expression la plus hallucinée de son art poétique. Pourtant à sa sortie Henri Ghéon dans La Nouvelle Revue française tout en soulignant l’originalité du livre critique le manque de cohésion entre les poèmes, et de son côté dans le Mercure de France Georges Duhamel déclare avec virulence ‘…il est venu échouer dans ce taudis une foule d’objets hétéroclites dont certains ont de la valeur, mais dont aucun n’est le produit de l’industrie du marchand même. C’est là bien une des caractéristiques de la brocante ; elle revend ; elle ne fabrique pas…’. Malgré ces critiques, depuis sa parution ce recueil n’a cessé d’être réédité… n’a cessé d’être traduit… n’a cessé d’être lu !
Dans ma bibliothèque, j’ai mes Alcools.
C’était un jour de mai de 1969, les pavés avaient été depuis longtemps replacés et recouverts de bitume (on ne les y reprendrait plus !)… oui une belle journée de mai à Saint-Michel et je n’avais pas encore vingt ans. À cette époque, je dénaturais mon désir de femme qui macérait dans mon sang d’un feu ardent, par un amour pour la littérature. Je pénétrais toujours fébrile dans la librairie Maspero pour acquérir ma nourriture spirituelle, une librairie dans laquelle on pouvait voir fréquemment les plus démunis ou peut-être les plus malhonnêtes glisser, sans vergogne, des ouvrages sous leurs vestes ou manteau et sortir tranquillement les mains nues le long du corps et leur cher livre callé sous leur aisselle entre le bras et la poitrine. Un de mes amis m’avait incité à les imiter ‘C’est sans risque… sans risque…’ Pourquoi ai-je choisi pour ce larcin Alcools d’Apollinaire, je ne saurais le dire aujourd’hui, mais ce dont je me souviens encore est la terreur qui m’habita en traversant la courte distance qui me séparait de la sortie. Parvenu à l’extérieur, tremblant d’émotion, je restai un moment immobile comme si j’attendais qu’une main me saisisse par l’épaule et m’entraîne vers je ne sais quel supplice ; puis, plus loin, mon Alcools dans la main, je me mis à courir sans raison le cœur envahi d’allégresse et de crainte mêlées. Ainsi bien avant d’avoir ouvert le recueil de Guillaume, de multiples émotions m’avaient déjà parcouru l’échine comme un pressage du bonheur de lecture qui m’attendait.
Cet exemplaire je l’ai jusqu’à présent conservé, un Poésie/Gallimard achevé d’imprimé le 14 octobre 1966. Depuis je ne goute mes Alcools que dans cet exemplaire-là. J’aime les hasards qui n’ont aucune signification, qui ne sont que des clins d’œil adressés à l’immensité universelle ; ainsi, cinquante et un ans avant l’impression de mon exemplaire, un 14 octobre aussi, Guillaume écrivait à Madeleine Pagès : Cela m’a bien amusé que l’on vende Alcools à Oran. Peut-être aurait-il été amusé qu’on le vole des années plus tard dans une librairie du quartier latin ?
Alcools ressemble à une ville peinte sur un ciel entre chien et loup, dessinée de mille flèches d’églises, de toits et de tours, une ville couleur d’automne, une ville où tombe la nuit couverte d’yeux ouverts, une ville peuplée d’ombres… c’est Paris, Londres, Amsterdam, Munich, Cologne… Chaque poème nous semble ébauché dans cette atmosphère d’ombres et de lumières pâles.
C’est un soir de demi-brume à Londres que débute la complainte du mal-aimé qui semble comme la balade nocturne à travers la ville du poète écorché, une déambulation le long de sa douleur qu’il longe comme la lame d’un sabre, trainant sous un ciel d’étoiles dans les soirs tremblants pour fuir Annie Playden. L’amour est mort, vienne la nuit sonne l’heure.
C’est un soir aussi marchant vers une synagogue Rhénane, qu’Ottmar et Abraham sont vont en longeant le Rhin et leurs insultes comme des aboiements de chien montent vers un ciel de cuivre. Guillaume les écoute avant de poursuivre, frôlé par les ombres des morts, son épuisante errance pour atteindre l’oubli de ses souvenirs de mal-aimé. Ô Annie… Ô Marie… Il n’entend que sa peine alors que coulent le Rhin, la Seine ou la Tamise, il marche seul dans cette nuit et quand les tramways roulent jaillissent des feux pâles qui un instant illuminent son visage d’une clarté diaphane pareille à celle des larmes.
Le bruit de ses pas dans ces ruelles aux pavés humides de tant de pluie… de tant de pleurs résonnent comme ses vers qu’il martèle dans sa tête avec les accents têtus d’une musique nostalgique, ses vers qu’il compose en marchant et en chantant sur deux ou trois airs qui lui sont venus naturellement. Paris est le plan de bataille de son cheminement amoureux, les rues s’entrelacent et se nouent tel du lierre autour de sa poitrine animé de souffles courts comme après des sanglots qu’il n’a pu libérer, et il marche dans Paris tout seul parmi la foule des troupeaux d’autobus mugissants près de lui roulent.
Il marche jusqu’au bout de sa nuit vers Auteuil pour revenir enfin chez lui. Il a bu tous ses Alcools, il s’est enivré de la mélancolie de sa vie comme on s’enivre d’eau de vie.
Vendémiaire achève son recueil. Le pèlerinage à travers son existence passée se termine par trois vers qui brisent la nuit comme une coupe trop pleine et au bout desquels pointe les lumières naissantes d’un nouveau jour. Le Christ peut ressusciter, Guillaume sort de son tombeau d’amour :
Et la nuit de septembre s’achevait lentement
Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine
Les nuits sans lune à Paris, le ciel semble avoir dispersé ses étoiles sur la ville et la Seine… Ces lumières, il m’arrive de les admirer du pont du Garigliano. Je me plais, certains soir, à le traverser en regardant en direction de la bergère de Guillaume, notre chandelier creux comme la nommait avec répugnance Huysmans : le Tour Eiffel. J’essaye aussi de reconnaître dans les ombres de Javel et du pont Mirabeau les deux silhouettes qui se séparent en se tenant encore du bout de leurs mains tendues ; mais les feux des automobiles qui les balayent en permanence effacent leur présence comme s’ils éteignaient leurs regrets. Ce morceau de Paris d’Apollinaire me plait comme un tableau que je m’en vais voir parfois dans un musée imaginaire.
En 1899, Guillaume débarque à Paris, venant de Stavelot, par la gare du Nord. Il a dix-neuf ans et vient rejoindre sa mère. C’est un jour d’automne, cet automne dont les teintes grisouilles éclairent tant de poèmes d’Alcools. On ne retrouve pas moins de vingt-trois fois ce mot dans le recueil de poèmes dont trois d’entre eux figurent dans les titres. ‘Automne’.
Le ciel de cette saison à Paris est souvent gris, propre à se mêler à la couleur des toits, aux reflets des pavés ; mais ce gris est changeant, il n’est jamais tout à fait le même, jamais tout à fait autre. Palette que l’on retrouve dans les vers de Guillaume. Elle est sa saison mentale, elle est malade d’amour, violâtre comme des cernes et se noie dans le brouillard.
Les vers d’Alcools devraient se lire sous l’éclairage de cette saison en flânant le long des quais de la Seine du pont Mirabeau jusqu’au pont des Arts ; de Passy jusqu’à Saint-Germain. C’est la Seine qui d’un reflet à l’autre tourne les pages.
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s'écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine
L’art de l’Amphionique, celui qu’inventa le Baron Ignace d’Ormesan, utilise la ville pour instrument. Quel plus bel instrument pouvions-nous imaginer pour cet art poétique et nouveau que Paris. Chacun de nous sans s’en douter compose en flânant dans la Capitale une partition d’amphionie, une antiopée… une partition qu’il ne peut reproduire tant le hasard multiplie comme sur un échiquier les infinies combinaisons de nos pas sur les pavés des rues parisiennes. Nous pouvons toutefois essayer de retrouver guidé par les poèmes d’Apollinaire (comme s’ils étaient des partitions) l’une de ses antiopées à travers les rues de son cher Paris.
J’imagine parfois que les trajets des lignes de métro sont comme des flâneries née de l’imaginaire du maître d’œuvre de ces parcours. Ce sont des amphionies souterraines et elles sont évidemment bien moins poétiques que nos déambulations pédestres exposées au hasard d’un tournant de rue, d’un croisement de boulevards, d’une déroute inattendue vers les boulevards des Maréchaux.
Seul notre Baron Ignace pourrait composer l’antiopéee d’Alcools avec son bel instrument Paris ; seul notre Baron né de l’imaginaire de Guillaume saurait nous diriger sur ce chemin. Il entamerait notre flânerie par cette voie neuve où claironne le soleil entre la rue d’Aumont-Thieville et l’avenue des Ternes, une rue sans nom pour mieux brouiller la réalité et nous offrir la poésie comme un éblouissement.
Ainsi de repaire en repaire nous irions sur les pas d’Apollinaire et avant d’enjamber Le pont Mirabeau nous ne résisterons plus à laisser couler nos larmes… des larmes muettes et sans grimace, des larmes que l’on imaginerait intarissables. Ainsi nous traverserons le troupeau des ponts parmi les troupeaux d’autobus mugissants ; nous irions à Montmartre inondé par le sang du Sacré-Cœur ; nous nous perdrions rue des Rosiers ou rue des Ecouffes où souvent le soir les juifs prennent l’air dans la rue ; nous irions dans le hall de la gare Saint-Lazare sans attendre de train à prendre, à Javel sur le Pont Mirabeau ; nous admirerions les fleurs aux balcons de Paris pencher comme la tour de Pise, les tramways feux verts sur l'échine qui musiquent au long des portées de rails leur folie de machines ; et puis nous reviendrons vers Auteuil pour clore notre antiopée. Le long de cette flânerie les mots des prospectus jetés parterre nous diraient la poésie, les menus des restaurants réciteraient leurs quatrains dans lesquels riment les chiffres, les affiches des salles de cinémas crèveraient de l’éclat de leurs couleurs les gris changeants du ciel parisien.
Ô la belle antiopée.
Le bottin parisien d’Apollinaire ne compte en fait que peu d’adresses : rue Constantinople et rue de Naples où il vécut avec sa mère ; puis à Auteuil où il demeure seul rue Léonie, rue Gros et rue La Fontaine pour être plus proche de Marie la bien aimée et enfin sur le boulevard Saint-Germain à l’angle de la rue Saint-Guillaume (est-ce un hasard ?).
Trente-trois ans, jour pour jour, après sa mort, le 9 novembre 1951 on lui offrait en hommage un bout de la rue de l’Abbaye près de Saint-Germain-des-Prés. Sa rue !... La rue Guillaume-Apollinaire. Cinquante-cinq mètres de pavés. De ces pavés de Paris où il a tant traîné. Cette rue commence au 42 de la rue Bonaparte et se jette dans celle de Saint-Benoît comme on se jette dans les bras d’un ami, car on ne peut que penser, à l’énoncé de ce nom, à Max Jacob qui vécut ses derniers jours, ceux d’avant Drancy, dans une ville du Loiret portant ce même nom.
L’armistice est signé le 11 novembre 1918. Il marque la fin de la première guerre mondiale. Deux jours plutôt Guillaume Apollinaire, atteint de la grippe espagnole, décède. Alors que son cercueil est mené au Père-Lachaise, dans les rues de Paris la foule brandissant des drapeaux tricolores, hurle : À mort Guillaume ! à l’adresse de Guillaume II, l'empereur allemand. Blaise Cendrars ne peut croire à cette disparition :
Vous avez suivi un corbillard vide
Apollinaire est un mage
C’est lui qui souriait dans la soie des drapeaux aux fenêtres
Il s’amusait à vous jeter des fleurs et des couronnes
Tandis que vous passiez derrière son corbillard.
Plus tard Allan Ginsberg à Paris au Père-Lachaise soupire : j’ai fait le tour du cimetière je ne trouvais pas ta tombe.
Je me suis rendu au Père-Lachaise pour une visite symbolique. J’avais bien plus d’information que ce cher Allan, la tombe se trouve dans la division 86. On l’aperçoit en venant par l’avenue des Combattants Étrangers morts pour la France du cimetière (lui que la mort a épargné sur le front, pour le rattraper ensuite d’une grippe étrangère). Elle est de forme phallique celle d’un menhir. C’est ainsi que l’avait imaginé Picasso. Deux épitaphes sont gravées sur la dalle : un extrait de poème dont l’un des vers proclame Je peux mourir en souriant et un calligramme en forme de cœur : mon cœur pareil à une flamme renversée. Bizarrement sur ses poèmes on avait déposé des centimes d’euros comme une aumône, je n’ai pas compris ce petit signe, cela ressemblait aux mégots que l’on dépose sur la tombe de Gainsbourg pour lui rendre hommage, alors pour participer à cet obscure pratique, j’ai déposé également une pièce de deux centimes.
David Nahmias (4/2014)