LeLogo pour publications Trompettes Marines 
 
Site littéraire

Vous avez dit théâtre ?

A Jean-Michel Ribes,
A Claude Chanaud,
A David Nahmias,

Les personnages

Premier voyageur, Clément
Deuxième voyageur, Théo

Théo et Clément, la trentaine, montent dans l’autobus à la station André Maurois. Théo tapote l’épaule de Clément.

(Par la suite dans l’autobus, ils pourront être assis ou debout dans le couloir)

Théo : Ah, Clément !
Clément: Salut, Théo.
Théo : Je me disais, c’est le dos de Clément.
Clément: Bien vu ! Alors, quoi de neuf ?
Théo : Que du vieux ! Non. Beaucoup de travail. Fatigué.
Clément: Tu es sorti un peu. Tu as vu des choses.
Théo (gaiement): Je suis allé au théâtre.
Clément: Et le spectacle? Sympa.
Théo : J’en suis resté baba.
Clément: Oh, oh ! Toi, t’as été emballé.
Théo (réfléchi): Tu sais, c’est le nouveau théâtre de mon quartier (hésite à se confier) Tu es prêt à m’écouter.

Voix off : Prochain arrêt Palais des Congrès.

Clément: Dis.
Théo : Il fait de la résistance.
Clément (interloqué): Qui ? Quoi ? Comment ? Expliques-toi !
Théo : Eh bien, l’éthique de ce nouveau théâtre est de résister à la désertification des rêves.
Clément (amusé): Qu’est-ce que tu racontes ?
Théo : Il te désaltère l’esprit, tout simplement.
Clément: A notre époque, c’est intéressant !
Théo : Je te le fais pas dire, car crois-moi, réveiller les consciences… Expliquer aux gens d’être moins égoïstes, c’est un travail à temps plein.
Clément (mitigé) : Je reste toutefois réservé vis-à-vis des théâtres qui font dans le social !

Théo agrippe la manche de Clément.

Théo : (confident): Non, non ! Tu n’y es pas du tout. Il est simplement ulcéré par la bêtise humaine.
Clément: (l’interrompant) : Nous y sommes tous Théo… depuis que les hommes existent ! On peut savoir le sens de cette énième vocation ?
Théo (inquiet) : Je me sens actuellement déshydraté, Clément!
Clément: Déshydraté ?
Théo : J’ai des journées chargées.
Clément: Et ce théâtre t’a réhydraté ?
Théo : En quelque sorte.
Clément: J’ai l’impression que tu t’es fait remonter le bourrichon.
Théo : Non, non, son concept est béton ! Il faut s’y mettre… Résister par le rire, l’oubli de soi. S’opposer avec propreté. Ce théâtre ne fait pas de la mousse partout. Et c’est un théâtre réservé à des spectateurs qui ont de l’ouverture d’esprit.

Un léger temps. Clément tourne la tête à droite à gauche.

Théo: Tu n’es pas trop théâtre, mais je sais qu’il ne te laisse pas indifférent. Tu veux qu’on parle concret, je sais que tu aimes bien le concret.
Clément: Alors, vas-y !
Théo : Vingt minutes avant le lever de rideau, les spectateurs sont acheminés jusqu’à leurs sièges par des ouvreuses en quasi tenue d’Eve.
Clément (plus attentif): Hé, hé ! Un genre coquinou.
Théo : Tu n’y es pas du tout ! C’est juste un petit plus.
Clément: Tu me mènes en bateau Théo.
Théo : Mais non ! Pas le moins du monde.
Clément: J’ai du mal à le cadrer ton théâtre.
Théo : Et c’est normal !
Clément: Non, non il y a quelque chose.
Théo : Qu’est-ce qu’il y aurait ?
Clément: Il y a quelque chose.
Théo : Tu plaisantes.
Clément: Je pressens une pensée derrière tout ça.
Théo : Une pensée !
Clément: Une pensée.

Le bus s’arrête.
Voix off : Palais des Congrès… Attention à la marche en descendant. Prochain arrêt : Porte Maillot- Palais des Congrès.

Théo : Ecoute Clément, c’est un théâtre avec une charte de déontologie dramatique, placardée au-dessus de la caisse axée sur le respect de l’autre, sur la morale à bout de souffle, les pensées sans utopie, sur la joie qui se tarit et l’espoir de lendemains joyeux qui s’assèchent.
Clément (plié): Ah ! Ah ! Ah ! J’ai du mal, tu vois… Et sur scène, j’imagine, des bonnets phrygiens joyeux sans être extravagants.
Théo (un œil noir sur Clément): Tu n’y es pas ! On est dans la résistance indolore. Sans angoisse, sans insolence. On a des saynètes réglées au quart de tour, que ça parle, que ça chante, que ça danse avec des comédiens assoiffés d’enthousiasme.
Clément: A propos, il fait Shakespeare ton théâtre ?
Théo (n’y avait pas pensé) : Non !
Clément: Alors, Molière ?
Théo : Non plus!
Clément: Ionesco ?
Théo : Non !
Clément: Ibsen ?
Théo : Non, non !
Clément: Tu me fais marcher ! Il fait Brecht, Williams… Feydeau.
Théo : Non, non, non !
Clément: Il ne fait pas les caustiques !

Le bus s’arrête.
Voix off : Porte-Maillot-Palais des Congrès.
Prochain arrêt : Porte Maillot.
Clément un peu surexcité regarde sa montre. Jette un coup d’œil par la fenêtre de l’autobus.

Clément: Tu descends où ?
Théo : Aux Champs ! Je rentre à la maison.
Clément: Et hier soir, il y avait un peu de monde ?
Théo : Plein à craquer ! Pas un strapontin de libre.
Clément: Une affaire juteuse.
Théo : La fille à la caisse n’arrête pas.
Clément (désabusé): Quand ça tourne !

Le bus s’arrête.
Voix off : Porte Maillot. Attention à la marche en descendant!
Prochain arrêt : Argentine.
Monte un sdf avec tout un bardas de sacs plastiques : « Messieurs dames, excusez-moi de vous déranger en cette jolie journée de printemps. Je suis à la rue. Ce n’est pas de ma faute. J’aimerai manger ce midi et si vous avez une petite pièce ou même un chèque restaurant… Je vous remercie et vous souhaite une bonne journée Messieurs dames. »
Face à l’ignorance générale, le sdf traverse le couloir et se poste à l’avant du bus pour descendre au prochain arrêt.

Théo : Je l’ai déjà vu !
Clément: On l’appelle Total, il fait toutes les lignes de bus.
Théo (reprend) : Qu’est-ce que je disais ? Oui, ils ont l’art de se mettre à la portée du spectateur. Ils veulent inculquer au public le sentiment de résistance, tu comprends. Ils ont des formules inouïes, genre abonnement, ah, c’est bien fait. Tu retrouves le théâtre sur Twitter, Facebook, Dailymotion, Instagram.
Clément: Non ?
Théo : Je te jure !

Voix off : Argentine. Attention à la marche en descendant.
Prochain arrêt : Charles de Gaulle-Etoile-Grande Armée.
Le sdf descend. « Une bonne journée messieurs dames. »

Théo : Je ne t’ai pas parlé de leurs salles de spectacles. Ils en ont trois en tout. La Orange, la Rouge vif et la Bleue foncé et juste à la sortie, dans le prolongement, trois mignons restos de la même couleur.
Clément: Ils ont le sens du commerce !
Théo : De l’harmonie, tu veux dire !

Un léger temps.

Théo: (dithyrambique) : Ah, t’es séduit ! L’envie de résister te prend aux tripes à n’importe quel endroit de ce no man’s land. Et la bouffe, c’est pas du Picard mon ami. Et les vins sélectionnés, c’est pas du Nicolas non plus (confident) De toi à moi, c’est bien simple le chef, aux fourneaux, il est Mof !
Clément: Mof ?
Théo : Meilleur ouvrier de France.
Clément: Oh, oh !
Théo : Et en salle tu as un œnologue bourguignon ! Quant au rapport qualité/prix ta carte bleue ne s’en aperçoit même pas.
Clément: Ça donne envie !
Théo : Ecoute ! Leur carte est un vrai bonheur. Saumon fumé norvégien selon les arrivages. Escalope de dinde du Gers, oui de la dinde du Gers Label Rouge, tu as bien entendu… accompagnée d’un riz cantonnais fait maison, Mmmmm !!! Et le dessert, accroche-toi, je vais te faire saliver de bon matin : Café gourmand ou pêche Melba à disposition.
Clément: Le directeur ne doit pas être malheureux.
Théo : Il ne se plaint pas !

Le bus s’arrête.Voix off : Charles de Gaulle-Etoile-Grande Armée.
« Votre attention s’il vous plaît : L’arrêt Charles de Gaulle-Etoile-Champs Elysées est momentanément interrompu en raison de la rénovation de son abri. On entend des « pourrait le signaler avant », des « je vais écrire à la RATP », des « Ils vont m’entendre », brefs, avant le retour au calme.
Voix off : Prochain arrêt : Georges V.

Théo : On le croise d’ailleurs le dirlo. Il va de salle en salle. Serre une paluche ici et là,  pas fier du tout.
Clément: Un être humain de qualité.
Théo : Il en a l’apparence.
Clément: Et côté presse, ça dit quoi ?
Théo : Alors là, il y a comme un vent contraire dans l’air. Les médias font de la résistance. A leur manière.
Clément: Et le spectacle, tu ne m’en as rien dit ?

Théo fouille dans sa poche, en ressort un flyer.

Théo : Tiens ! Juges par toi-même.

Clément lit.

Clément: On dirait une comédie musicale.
Théo : En quelque sorte ! Avec un engagement si fort qu’on est parfois à la limite de l’illusion scénique.
Clément (dubitatif) : C’est pas trop bavard !
Théo : Non, non, non ! C’est une pièce réactive à un certain cinéma anglo-saxon, théâtralisée, d’après le roman du XVIIème, d’un certain Abdellatif Ubukaïkaï.
Clément: Connais pas !
Théo : On le dit Tchétchène.
Clément: Au XVIIème, il devait être russe.
Théo : Ils le disent pas !
Clément: Je jetterai un coup d’œil sur Google tout à l’heure pour avoir des infos sur ton  Ubumachin.
Théo : En tout cas, la mise en scène fleurait bon la faconde tchétchène et… pendant que j’y pense, le metteur en scène a le même patronyme que l’auteur. C’est curieux, non ! Un autre Ubukaïkaï . On l’aperçoit dans l’ombre. Il rugit des indications au micro à ses comédiens.
Clément: Sans doute une coïncidence.
Théo : Ou un parent éloigné.
Clément: Et le second Ubutruc reprendrait la pièce de son ancêtre.
Théo : Ca s’est vu ! Il y a des exemples.

Un léger temps. Théo guette son arrêt.

Théo : L’ancêtre, comme tu dis, n’a écrit qu’une seule pièce et si tu vas jusqu’au bout du flyer… Regarde à la fin, ce qu’il y a d’écrit en lettre colibri… Alors, qu’est-ce que tu lis ?
Clément: Nostradamus.
Théo : Et voilà ! Comme quoi il n’y a jamais de fumée sans feu. T’es bien d’accord ?
Clément: Je reconnais que ça interpelle, et la pièce ?
Théo : J’ai été scotché !

Le bus s’arrête.
Voix off : Georges V. Attention à la marche en descendant.
Remonte le même sdf avec ses sacs plastiques. « Messieurs dames, excusez-moi… »
Prochain arrêt : La Boétie-Champs Elysées.

Théo (réflexif) : Comment il a fait ?
Clément: Total fait la ligne du matin au soir.
Théo : D’accord ! Mais le bus a roulé de station en station.
Clément (jette un coup d’œil à Total) : Il a les mêmes sacs plastiques jaunes.
Théo (dubitatif): Je donne ma langue au chat. Pour changer de sujet, il n’y a pas un problème avec les marches sur cet autobus.
Clément: Principe de précaution. La RATP informe les vieilles personnes avec gentillesse.
Théo : Une bonne chose.

Un léger temps.

Théo : Soyons franc ! Je me sens un peu gêné de t’expliquer la résistance dramatique au milieu de gens qui partent au boulot.
Clément: Ne sois pas coincé Théo…  A chacun sa m… si tu vois ce que je veux dire.
Théo : Je suis un peu jaloux de ton côté direct et concret.
Clément: Pour en revenir au flyer (il le relie) Oui, les Crétins ?
Théo : C’est le nom de la pièce.
Clément: Les Crétins !
Théo : On ne peut pas faire plus simple. (Jette un œil à l’extérieur) Je vais bientôt descendre Clément !

Voix off : La Boétie-Champs-Elysées. Attention à la marche en descendant.
Prochain arrêt : Rond-Point des Champs- Elysées.
Descend le sdf : « Une bonne journée à vous…

Clément: Alors, ta pièce, dis vite !
Théo : Déjà, il n’y a pas d’histoire. On a sous les yeux une bande de comédiens trisomiques costumés façon tchétchène XVIIème. Ils te déboulent à fond la caisse sur les tréteaux. Et c’est des pros de la trisomie, crois-moi ! Des vrais ! Des purs! Remontés à fond les manettes. Qui te hurle dans les oreilles. Il aurait fallu que tu vois leurs cris de désespérés. Leurs volte-face inouïes. Ah, on peut dire qu’Ubukaïkaï avait lâché les fauves. Et ils t’embarquent dans leur résistance les malades. Une provoc un peu oubliée dans nos pays démocratiques. Mise en scène excellente : juste un poil de stéréotypes. Trois doigts de lyrique. Et ils se trémoussaient les sacrés triso, tu peux me croire ! Ils se mettaient à poil et tout. Se rhabillaient à la va-vite. Sortaient les machettes et vas-y petit… que je te hache et que je te hache !
Clément: Des innocents ?
Théo : Ils résistaient les diablotins. J’en avais le souffle coupé. Heureusement, il y avait la sécurité. Cinq Blacks postés en bord de scène au cas où ils auraient déboulé sur le public.
Clément (rêveur) : Quel bonheur que l’innocence !
Théo : J’en suis resté comme deux ronds de flan. A l’unisson ils cherchaient la lumière. Certains s’écroulaient au sol. Les machettes sanguinolentes. Et puis les Blacks, sur un clin d’œil d’Ubu sont montés sur scène, ont calmé le jeu, le service médical est arrivé avec toute une batterie de pansements… (Théo, les larmes aux yeux) C’était grandiose Clément!

L’autobus s’arrête, Voix off : «  Rond-Point des Champs-Elysées » Attention à la marche en descendant.
Théo descend.

Théo (marchant sur le trottoir) : Naïfs… superbes… décalés…épiques... et surtout heureux oui, si heureux.

Théo se retourne, et pointe du doigt un édifice un peu plus loin. Derrière la vitre Clément a les yeux exorbités. L’autobus repart.

Patrick Ottaviani (4/2016)

 

*  *

 

 Retour à l'Accueil

 

 

 

Pièces de Patrick Ottaviani :

 - Le Roi Gymbard - Editions Prisme - 1998
 - Le vieux loup des mers -  Editions Le Chasseur Abstrait - 2013


 

 

02

 

 

 

 

 

 

 

Theatre

 

 

 

 

 

 

 

Bosch le portement de croix 1515 16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8247 theatre du rond point