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L'enfant des gares

 
La gare, aussi, accueillait nos quêtes aventureuses. Ce territoire, complexe par ses formes, ses recoins, ses appendices, était pleinement aux adultes, mais avant tout appartenait à cette entité nantie d’une incommensurable richesse, douée d’une colossale puissance, et que mon père appelait « La compagnie »… mais que je ne voyais jamais ! Ce mot de « Compagnie » révélait son appartenance antérieure au réseau Paris-Lyon-Méditerranée, PLM. L’entrée de cette compagnie dans le regroupement avec d’autres compagnies régionales privées au sein d’une structure unique : la Société Nationale des Chemins de fer Français (SNCF) s’opéra le 1er janvier 1938. Dans ses fréquentes allusions à « La Compagnie », mon père indiquait qu’il y était entré bien avant la « fusion », en 1922 exactement, l’année précédant la naissance de Louis, mon frère aîné. Des gens, hommes, femmes, enfants, entraient ou sortaient de la salle des pas perdus, cette appellation me posait la question : s’agissait-il des gens qui savaient où ils allaient, qui n’étaient pas perdus ? Ce qui me paraissait on ne peut plus normal lorsqu’on pénètre dans une gare, ou bien était-ce une façon de désigner une démarche errante, sans but, une manière de gaspiller, de « perdre » ses pas, en attendant le train ? Ils entraient ou sortaient aussi de la salle d’attente, ou bien stationnaient devant le guichet vitré du bureau dit « des facteurs ». Mon père, ou un de ses collègues, leur glissait, sur la plaque de laiton polie et cannelée, des petits rectangles de carton qu’au préalable il avait enfoncés (sans les lâcher !) dans la gueule d’une bête bizarre, dressée sur son lourd pied de fonte vissé dans le chêne foncé du comptoir. La marque violette de ses dents, accompagnée d’un petit trou rond, toujours le même, se retrouvait sur tous les dominos du carton …

Photo de gare

Ces gens-là étaient les clients de la Compagnie ! Mon père et ses camarades étaient les employés de la Compagnie ! La gare appartenait à la Compagnie !

Ainsi que les brouettes et chariots vert foncé, aux roues jaunes ferrées, qui permettaient de transporter les colis ! Sans oublier les rutilantes lanternes carrées à pied rond, aux vitres rouges et vertes ! Faisaient également partie de son incommensurable richesse les rails miroitants qui, ne pouvant ni se rejoindre ni s’éloigner l’un de l’autre, restaient comme deux jumeaux puis, dans une courbe gracieuse, se perdaient dans la vallée, là-bas, après Donzy-le Pré… Et de l’autre côté dans une contre-courbe tout aussi belle, allaient se cacher, par-devers Châtre, le long des marais vers Perroy !

Même les locomotives, wagons plats ou couverts, citernes ou voyageurs lui appartenaient ! et la grue de chargement immense insecte d’acier gris, gigantesque mante religieuse prenant dans sa pince puissante et soulevant les grumes odorantes de chêne ou de noyer, en tournant au centre du rond pavé de granit ! Tous ces jouets grandeur nature étaient la propriété de l’invisible et omniprésente Compagnie !

Etant un des enfants du chef de gare, hébergé ainsi que les siens par cette grande dame magnanime, je me sentais, en quelque sorte, comme faisant partie d’une innombrable famille, dans laquelle il était tacitement admis que les petits fouinent et musardent à l’intérieur du territoire protégé. Cette liberté d’apprendre était utilisé avec profit par mon frère et moi.

La gare et ses emprises formaient un domaine extraordinaire, riche en curiosités, d’apprentissages, d’odeurs et de bruits spécifiques.

Grappiller des mûres aux buissons couronnant les talus, ramasser les escargots dans les fossés empierrés drainant le ballast, faire s’envoler, sur la voie fleurant bon le goudron, des gerbes de sauterelles aux élytres diaphanes bleu franc ou vermillon, tenter, par jeu, de les distinguer lorsqu’à nouveau posées, le camouflage grisâtre de leurs ailes refermées les faisait se confondre avec les cailloux du ballast… chaparder des œufs de moineaux cachés dans les tampons de wagons désaffectés sur une voie de garage, en introduisant la main par le trou central d’où pointait un brin de paille trahissant le nid, tout ce la était, sinon permis, du moins impossible…

Comme de lever une à une les tuiles mécaniques pour y dénicher les œufs des moineaux, depuis la soupente du grenier ou bien en grimpant sur le toit des lieux d’aisance du premier quai, enfiler ensuite ces œufs en colliers (étions-nous barbares !), je vois d’ici frémir ceux qui liront ces lignes, et qui jugeront à l’aune de leur conditionnement actuel.

Aller cueillir des mûres ! Comme ce midi ensoleillé où nous grappillions aux ronciers les beaux fruits noirs tiédis, au sommet du talus de la voie ferrée. Tout à coup, juste avant d’aborder la pente, Jean-Michel bascule, s’empêtre dans un barbelé que les herbes folles dissimulaient. Les deux piquets de bois qui tendent le piège ne cèdent pas à sa poussée et le croc d’acier lui laboure la chair sur le tibia, verticalement, sur une douzaine de centimètres. C’est là une partie très irriguée du corps humain, surtout lorsqu’il faut marcher, pour aller aux soins. Il s’appuya sur moi. Cahin-caha nous descendîmes sur la voie… lui, serrant les dents, moi pleurant à gros sanglots, affolé de tout ce sang qu’il perdait et de la douleur dont il devait souffrir. C’était un lundi, car je me souviens que notre mère était en lessive. Il fut emmené chez le pharmacien, monsieur Jarreau, qui le banda serré, sans agrafes. Une belle cicatrice blanchâtre lui balafre encore la jambe gauche.

Sur la voie de garage, stationnaient quelquefois des wagons en attente de réforme, certains comportaient à leur pignon une échelle de fer en diagonale, qui permettait d’accéder à la « vigie » : une petite guérite qui dépassait du toit du wagon, dans laquelle on pouvait s’asseoir, observer l’avant et l’arrière du convoi par deux lucarnes. Là, un employé « serre-frein » pouvait participer à la sécurité, en serrant à l’aide d’une manivelle, si besoin s’en faisait sentir, les patins de fonte sur les bandages des roues. J’aimais bien m’asseoir à ce poste élevé, qui me permettait de dominer mon environnement, de voir sans être vu.

Mais je préférais, et de beaucoup, les fourgons de chef de train.

Imaginez un wagon à marchandises avec, sur un tiers de sa surface, une pièce aménagée avec bancs de part et d’autre d’une table, à droite de la porte qui permettait l’entrée dans cette maison de poupée ; sur la gauche, un petit poêle rond, posé sur une plaque de tôle clouée au plancher. Je reconnaissais de loin le fourgon du chef de train, parce qu’il était le seul wagon dont le toit s’ornait d’une petite cheminée ronde ( le tuyau du poêle) surmontée d’un chapeau chinois surélevé par trois pattes métalliques. A la paroi, des casiers de bois où le titulaire classait les bordereaux et les différents imprimés dont « la Compagnie » était très friande. Il y rangeait également la pesante sacoche de cuir épais dont la tranche du soufflet accueillait la boîte à pétards réglementaires, ces charges de fulminate qu’il devait fixer par clips (deux lames ressorts épousant le profil du rail), à une distance convenue, pour alerter un train suiveur d’un arrêt accidentel de son propre convoi. Il pouvait y remiser le petit drapeau rouge de signalisation, sa lanterne réglementaire de laiton et cuivre, au pied rond et qui répandait avec son halo de lumière une forte odeur de carbure ; dans cet aménagement figurait aussi, fixé à la paroi de bois, un portemanteau où il suspendait la lourde capote de drap bleu marine, à boutons argentés, quasi militaire.

De cette pièce minuscule, à l’abri du vent, de la pluie, se dégageait pour moi une sensation d’organisation et paradoxalement de liberté. C’était la roulotte ou la coquille de l’escargot… Dans le calme de cette thébaïde immobile, baignée de l’odeur si particulière du bois traité à la créosote, avec, s’y mêlant, comme une réminiscence de feu de charbon émanant du poêle froid, que de longs voyages ai-je effectué, que de contrées étranges ai-je traversé, solitaire, rêvant sur mon banc !

Le cinéma où j’étais quelquefois allé, en compagnie de Jean-Michel et de Guyssett, m’offrait et d’inépuisables aventures où alimenter mes rêves.

Comme ce film en noir et blanc, Les Pirates du rail,  dont l’action se déroulait en Chine au début du XXIème siècle. Je me remémore les faces cruelles des seigneurs de la guerre chinois, les sabres qu’ils maniaient si habilement pour décapiter les Européens venus construire une ligne de chemin de fer. Ma grande sœur Paulette m’offrit ma première séance de cinéma : je pense que cette projection eut lieu dans la salle située dans la cour de l’hôtel  du Grand Monarque. C’était une histoire qui opposait soldats anglais et bédouins dans le désert.

Je vis aussi, peut-être dans sa première version, le film tiré de l’œuvre de Jules Renard, Poil de carotte : j’étais bon public. Mon cœur se serrait à l’évocation des souffrances de ce petit garçon nivernais : mes yeux étaient brouillés de larmes lorsque, désespéré, il songe à se jeter dans la rivière… Et que son monologue lui fait dire :

- L’eau doit être bien froide  .

J’ai vu aussi, à Donzy, La grande illusion de Renoir, et D’homme à homme retraçant la vie d’Henri Dunant, le fondateur de la Croix rouge. C’était un très beau film, j’y vis les coulisses de la bataille de Magenta (ou était-ce plutôt Solferino ?) : les blessés amputés sans anesthésie, ayant pour seul obstacle à leurs cris de douleur une cartouche à mordre comme le tape-en-goule des galériens, pendant qu’à quelques mètres de là un grand bal à crinolines et uniformes chamarrés se déroule sous les lustres de cristal d’un palais. Ma mémoire a retenu une autre scène du film : pendant le siège de Paris en 1871, un membre de la Croix Rouge debout dans une barque traversant la Seine, balance de droite à gauche et de gauche à droite le célèbre drapeau, pour interrompre les tirs, le temps d’évacuer les blessés : j’avais le cœur dans un étau en voyant ces images.

Il y eut d’autres films, plus légers, avec souvent des musiques de Georges Van Parys, Paul Misraki, Ray Ventura. Des films musicaux dans lesquels les vedettes principales s’appelaient Fernandel, Bourvil, Danielle Darrieux, Henri Genès et Dany Robin.

 

 

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L'enfant des gares  

Jean-Paul Bouchasson est né en Nivernais. Il est le huitième enfant d’une fratrie de neuf, d’un père cheminot et d’une mère au foyer. Après des études primaires et techniques chaotiques, il vit en région parisienne de 1959 à 2006, exerçant divers métiers : cuisinier, technicien télécom, comptable, contrôleur de gestion en 1982.

A l’issue d’une période de « galère » durant laquelle il sera membre du Syndicat des Chômeurs, iconographe-illustrateur, professeur de gestion, stagiaire à l’AFPA de Blois (CAP de taille de pierre en 1986), il s’établit à son compte comme tailleur de pierre-sculpteur, puis se retire en 2006 dans le Cotentin où « il cultive son jardin » : fleurs et sculpture, écriture et légumes, histoire de l’art et littérature, chant choral et fruits.

 

                                  

                 Un peu d'architecture ...

 Entrée d'un train en gare de La Ciotat. Les frères Lumières