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Jean-Paul Bouchasson

  

  Jean-Paul Bouchasson est né en Nivernais. Il est le huitième enfant d’une fratrie de neuf, d’un père cheminot et d’une mère au foyer. Après des études primaires et techniques chaotiques, il vit en région parisienne de 1959 à 2006, exerçant divers métiers : cuisinier, technicien télécom, comptable, contrôleur de gestion en 1982.

   A l’issue d’une période de « galère » durant laquelle il sera membre du Syndicat des Chômeurs, iconographe-illustrateur, professeur de gestion, stagiaire à l’AFPA de Blois (CAP de taille de pierre en 1986), il s’établit à son compte comme tailleur de pierre-sculpteur, puis se retire en 2006 dans le Cotentin où « il cultive son jardin » : fleurs et sculpture, écriture et légumes, histoire de l’art et littérature, chant choral et fruits.

 

L'enfant des gares

  La gare, aussi, accueillait nos quêtes aventureuses. Ce territoire, complexe par ses formes, ses recoins, ses appendices, était pleinement aux adultes, mais avant tout appartenait à cette entité nantie d’une incommensurable richesse, douée d’une colossale puissance, et que mon père appelait « La compagnie »… mais que je ne voyais jamais ! Ce mot de « Compagnie » révélait son appartenance antérieure au réseau Paris-Lyon-Méditerranée, PLM. L’entrée de cette compagnie dans le regroupement avec d’autres compagnies régionales privées au sein d’une structure unique : la Société Nationale des Chemins de fer Français (SNCF) s’opéra le 1er janvier 1938. Dans ses fréquentes allusions à « La Compagnie », mon père indiquait qu’il y était entré bien avant la « fusion », en 1922 exactement, l’année précédant la naissance de Louis, mon frère aîné. Des gens, hommes, femmes, enfants, entraient ou sortaient de la salle des pas perdus, cette appellation me posait la question : s’agissait-il des gens qui savaient où ils allaient, qui n’étaient pas perdus ? Ce qui me paraissait on ne peut plus normal lorsqu’on pénètre dans une gare, ou bien était-ce une façon de désigner une démarche errante, sans but, une manière de gaspiller, de « perdre » ses pas, en attendant le train ? Ils entraient ou sortaient aussi de la salle d’attente, ou bien stationnaient devant le guichet vitré du bureau dit « des facteurs ». Mon père, ou un de ses collègues, leur glissait, sur la plaque de laiton polie et cannelée, des petits rectangles de carton qu’au préalable il avait enfoncés (sans les lâcher !) dans la gueule d’une bête bizarre, dressée sur son lourd pied de fonte vissé dans le chêne foncé du comptoir. La marque violette de ses dents, accompagnée d’un petit trou rond, toujours le même, se retrouvait sur tous les dominos du carton …

  Ces gens-là étaient les clients de la Compagnie ! Mon père et ses camarades étaient les employés de la Compagnie ! La gare appartenait à la Compagnie !

  Ainsi que les brouettes et chariots vert foncé, aux roues jaunes ferrées, qui permettaient de transporter les colis ! Sans oublier les rutilantes lanternes carrées à pied rond, aux vitres rouges et vertes ! Faisaient également partie de son incommensurable richesse les rails miroitants qui, ne pouvant ni se rejoindre ni s’éloigner l’un de l’autre, restaient comme deux jumeaux puis, dans une courbe gracieuse, se perdaient dans la vallée, là-bas, après Donzy-le Pré… Et de l’autre côté dans une contre-courbe tout aussi belle, allaient se cacher, par-devers Châtre, le long des marais vers Perroy !

  Même les locomotives, wagons plats ou couverts, citernes ou voyageurs lui appartenaient ! et la grue de chargement immense insecte d’acier gris, gigantesque mante religieuse prenant dans sa pince puissante et soulevant les grumes odorantes de chêne ou de noyer, en tournant au centre du rond pavé de granit ! Tous ces jouets grandeur nature étaient la propriété de l’invisible et omniprésente Compagnie !

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